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contre l’identité nationale

samedi 12 décembre 2009


Le gouvernement UMP a décidé récemment qu’il était temps de débattre de la notion d’ « identité nationale ». Le choix d’imposer ce thème dans l’agenda politique n’est pas innocent. En mettant ce « débat » en place, le pouvoir cherche à faire parler des thématiques qui l’intéresse plutôt que d’être obligé d’affronter les problèmes rencontrés actuellement par la population. Car au moment même où l’on nous agite l’avatar national, les patrons et actionnaires continuent de licencier à tour de bras au prétexte de la crise financière, mettant des centaines de milliers de personnes sur la paille. Résultat, il n’y a plus grand monde pour protester contre le démantèlement des services publics, le grand massacre qui se poursuit à France Telecom, la réduction des effectifs dans la fonction publique, etc.

L’actualité est déjà pleine de ces sujets qui font rideau de fumée devant une actualité sociale qui concerne pourtant une part très importante de la population. La grippe A, la main de Thierry Henry, la santé de notre Johnny national (roi de l’évasion fiscale) en sont d’autres exemples. Le débat sur l’identité nationale avait déjà été introduit pendant la campagne présidentielle lors de l’annonce de la création d’un Ministère de l’Imigration et de l’Identité Nationale. Lier ces deux thèmes indiquait déjà qu’implicitement c’est bien l’immigration qui met en danger la patrie... La suite était plus étonnante, puisque le gouvernement choisissait –- après Hortefeux –- de mettre à ce poste un ancien socialiste. Le sieur Besson a depuis fait ses preuves et démontré que quand on est politicien, une étiquette peut avoir une durée de vie limitée. Nous ne nous faisons pas d’illusion concernant les politiques des
socialistes au gouvernement, mais là le symbole est fort !

De nouveaux stigmates ?

On entend beaucoup dire que ce débat sur l’identité nationale a une visée raciste, et qu’il s’agit pour le gouvernement d’aller chercher des voix à l’extrême droite de l’échiquier électoral. C’est à coup sûr vrai, mais la stratégie n’est pas si frontale que cela. Les autorités politiques en place n’oseront pas affirmer qu’il n’y a de Français que « de souche » et catholique. Il est ainsi devenu politiquement incorrect de défendre l’idée d’une France « Fille aînée de l’Église », comme l’ont montré les discussions à propos du préambule de la Constitution Européenne. On ne doit pas, à l’occasion de ce débat, s’attendre à une restauration de ces thématiques réactionnaires, mais à une attaque en réalité plus insidieuse. Les références à Jaurès pendant la campagne présidentielle, puis à Guy Moquet et le choix d’un ex du PS au ministère de l’Identité nationale nous indiquent la voie qui est suivie : la laïcité, ce thème éminemment ancré à gauche, est utilisée comme paravent par le pouvoir en place pour lutter contre une prétendue islamisation de la France. L’instrumentalisation de cette notion pour faire passer des discours racistes est d’autant plus évidente qu’on parle du voile islamique tout en
oubliant de parler du concordat toujours en vigueur en Alsace et en Moselle (les clergés catholique, luthérien, réformé et juif y sont rémunérés par l’État).

D’ailleurs, une partie de la gauche dite laïque est perméable à ce discours et certains en profitent pour essayer de tendre de dangereuses passerelles entre droite et extrême gauche. Attention à ne pas tomber dans le piège !

Quel peut être l’objectif d’une telle campagne ? Si la carte de la division communautaire peut s’avérer toujours aussi payante dans le souci d’opposer les travailleurEUSEs entre eux, il ne s’agit pourtant pas aujourd’hui de déchaîner des tombereaux de haine... Le but ne semble pas être d’exclure ou de dénoncer les communautés issues de l’immigration extraeuropéenne, mais plutôt, au prétexte d’un « républicanisme » intransigeant, de montrer du doigt tous ceux et celles qui ne respectent pas un certain « socle de valeurs ». Cet angle d’attaque, par le biais de la laïcité, nous indique quelles sont ces valeurs : il s’agit en fait de ne pas « déborder » dans cette société ultra-policée où le contrôle social est de plus en plus fort. Ce socle de valeurs repose sur l’idée que chaque individuE a des devoirs envers l’État et qu’il doit respecter l’autorité (flics, enseignantEs, patronNEs), ce qui le symbolise (la loi, la fameuse laïcité — sous-entendu surtout pour les musulmans —, le drapeau, l’hymne) et ce qu’il impose (couvre-feu pour les mineurs par exemple). D’un seul coup on ne parle plus de racisme mais d’une « intégration républicaine » qui passe par l’amour du drapeau, de l’hymne national, la connaissance de la langue française, etc.

Avigdor Lieberman, ministre israélien que personne n’hésite à classer à l’extrême droite, ne disait pas autre chose avec son slogan « Pas de citoyenneté sans loyauté ». Ce rappel à l’ordre vise surtout des populations en difficulté sociale, qui vivent dans des quartiers de relégation. Les cibles sont les mêmes que celles d’un racisme décomplexé, mais ce dernier est désormais présenté sous un jour plus consensuel. Rappelons que l’actuel président avait déclaré que « si certains n’aiment pas la France, qu’ils ne se gênent pas pour la quitter », reprenant le slogan de de Villiers « La France, tu l’aimes ou tu la quittes ».

L’actuel débat sur la prétendue « identité nationale » vise donc avant tout à une mise au pas sécuritaire. Porteuse d’un racisme sournois, mais aussi de l’illusion d’un contrat que chacunE doit accepter sous peine de prendre ses responsabilités en se plaçant hors de la « communauté nationale ». La logique est un peu la même que celle qui touche les chômeurEUSEs de longue durée, par l’intermédiaire du Revenu de solidarité active (RSA) : si tu joues les règles du jeu que nous avons établies, tu auras droit au RSA, si tu refuses un boulot de merde payé des miettes, tu crèveras de faim (de même pour les familles à qui l’on veut faire signer un « contrat de responsabilité parentale » sous peine de suppression des allocs). Au-delà, ce sont donc tous celles et ceux qui refusent la mise au pas par le travail, celles et ceux qui se rebellent et que l’on classe comme terroristes qui devront désormais résister à l’appel du civisme bêlant.

À quoi sert la nation ?

Les anarchistes sont internationalistes. C’est-à-dire qu’ils ne considèrent l’émancipation des peuples possible que dans un cadre affranchi de toute barrière (notamment d’ordre juridique) entre les peuples, envisageant à l’opposé une solidarité constante entre les individuEs du monde entier, indépendamment d’un critère d’appartenance territoriale. Questionnant l’État, les anarchistes remettent en question sa mythologie nationale. Si l’un sert à désigner un appareil politique et coercitif, l’autre désigne en théorie une communauté de vie dont la réalité historique et sociale est à questionner si l’on prétend la dépasser efficacement.

Dès le XIXe siècle, le mythe du découpage national apparaît partout en Europe comme un outil de légitimation des États. La notion d’État-nation soutient en effet l’idée d’intérêts communs entre les différents membres d’une même entité culturelle (au mépris des intérêts de classes notamment), quitte à la créer de toutes pièces. À l’heure où la bourgeoisie versaillaise triomphe des Communards, des historiens officiels tels qu’Ernest Lavisse sont ainsi chargés de fixer arbitrairement la filiation du soit-disant « peuple français » : sera-t-il le descendant des Gaulois, ou des Francs ? Dans les écoles on impose rapidement le français comme seule langue légitime, etc. Le grand moment de la nation, c’est la guerre. Et l’apothéose de la marche forcée vers la nation française sera 14-18 : des millions de mobilisés viennent défendre la nation dans la boue, y sont contraints de parler français et d’écrire en français à leurs familles, alors que l’Union Sacrée a eu raison pour longtemps de l’internationalisme ouvrier.

Parallèlement, l’extension de la sphère médiatique apparue au siècle précédent permet de créer l’illusion de l’existence d’ un « espace public » national. L’idée qu’il puisse exister des « questions de société » fonde le principe même du pouvoir politique et répond ainsi à la nécessité pour la bourgeoisie de légitimer son leadership dans la gestion des affaires collectives. Aujourd’hui plus que jamais, ce qui lie au quotidien unE lilloisE et unE marseillaisE à l’organisation centralisée, c’est cette médiation journalistique. L’existence d’un espace public unifié n’a pourtant rien d’évident : de 1789 et 1799 par exemple, pendant la décennie d’agitation révolutionnaire, l’univers médiatique est constellé d’environ 1 500 titres de presse représentant la grande diversité des intérêts politiques et sociaux en opposition à l’intérieur des différentes échelles géographiques.

Deux siècles après le centralisme monarchique de Louis XIV, la domination étatique tente, avec l’assise nouvelle du régime républicain, de revêtir les traits de la nécessité historique, en s’armant pour cela d’une lecture sélective de l’Histoire. L’ « unification » culturelle se fait donc à marche forcée, c’est un mouvement vertical et autoritaire, d’origine élitiste. Plus généralement, la constitution de cette notion vague qu’est la nation, procède nécessairement d’une réification, elle n’est jamais du pur « déjà là » indépendante de l’intervention politique. Toute nation a donc une existence dépendante à la fois dupassé, du souvenir qu’on en garde ou qu’on recrée, et d’une volonté de le perpétuer comme unité valant dans le présent.

La conception libérale de la nation

La conception libérale de la nation française, telle qu’enseignée encore récemment dans les écoles se veut positive. Elle présuppose, derrière l’historien libéral Ernest Renan, le principe d’un « plébiscite permanent », c’est-à-dire la réaffirmation continuelle d’un désir de vivre ensemble. Ce faisant, elle s’affranchit de l’universalisme en postulant l’adhésion supposée volontaire des peuples à la communauté nationale. La ruse de l’idéologie libérale est donc d’opérer un détour par la notion de nation, qui ne revêt aucune réalité juridique ou sociale (ce n’est ni le peuple, ni un conglomérat de citoyenNEs) mais relève d’une représentation, pour faire accepter l’avènement de la notion d’État comme étant librement consentie.

Au point que reconnaître aujourd’hui le caractère national d’une entité collective, c’est reconnaître le droit à se constituer en État. À l’échelle mondiale, la nation est à ce point devenue le faire-valoir de l’autonomie politique, qu’elle sert désormais de cadre de mobilisation à tout un tas d’entrepreneurs politiques, se posant comme les porte-paroles de la nation méritant son État.

Cependant, la plupart des analyses socio-historiques s’accordent aujourd’hui pour reconnaître implicitement ce que les anarchistes ont toujours soutenu : les nations sont une construction rétroactive des États destinée à déguiser leur nature réelle.

Est-ce que les nations existent ?

Les nations ont été créées à partir de réalités communes pour servir des intérêts précis, et surtout à partir de mythes, tout comme la domination masculine par exemple s’appuie sur ses propres mythologies. Cependant, même un découpage fictif ou importé peut s’enraciner socialement dès lors qu’il devient hégémonique et demeure patronné par l’instance coercitive suprême que représente l’État.

Il serait nettement plus facile de dire que puisque les nations sont une création artificielle, il n’y a qu’à feindre de les ignorer. Il n’empêche que si l’on veut surpasser un jour les catégories qui participent à l’exploitation du plus grand nombre, il s’agit de raisonner à partir du monde social tel qu’il se présente aujourd’hui, et non à partir de ce qu’on voudrait qu’il soit. Dès lors comment passer outre un découpage qui profite exclusivement aux différentes classes dominantes ?

Réponse : en faisant la promotion en actes d’une organisation internationale. De la même manière que le tracé des frontières étatiques a généré des routines organisationnelles (même les anarchistes peinent à s’organiser efficacement au-dessus de l’échelon national) et des croyances collectives (qui n’a jamais ri à une blague sur les Belges ?), la mise en place, dès aujourd’hui, du fédéralisme à différentes échelles porte en lui la contestation en actes d’un ordre social compartimenté et la remise en question des différentes mythologies nationales qui en découlent.

Un exemple enrichissant peut être vu dans l’activisme des Anarchistes contre le mur, militantEs (essentiellement israélienNEs) contre la colonisation israélienne. Se démarquant de la plupart des organisations de la gauche mondiale qui souhaitent pieusement la constitution d’un état unique et multiculturel, les Anarchistes contre le mur soutiennent les revendications portées localement par la population palestinienne, c’est à dire se protéger une fois pour toutes de la domination orchestrée par l’État israélien, y compris en accédant à une entité politique souveraine si c’est le souhait des PalestinienNEs. Mais cela ne les empêche pas d’œuvrer au quotidien pour la solidarité entre les peuples.

C’est en effet par le biais d’une solidarité sans faille contre les mécanismes de la colonisation, que nos camarades comptent bien renverser l’injonction faite aux israélienNEs et aux palestinienNEs de vivre dos à dos, et les représentations de haine qui en découlent. C’est en poursuivant sur cette voie que le slogan « pas de guerre entre les peuples » trouvera un jour ou l’autre son effectivité.

Ce sont les actes et non les discours qui font bouger les choses. État et nation travaillent l’un pour l’autre dans la plus grande réciprocité : en renforçant l’arsenal législatif de l’un, s’en suit la nécessité d’entretenir la vénération de l’autre. Et toutes les postures dissidentes du monde pourront dénoncer la vacuité du concept de communauté nationale, le seul maintien des institutions étatiques suffira au renouvellement des croyances qui les accompagnent. Cela nous amène à conclure sur les risques de l’ « idéalisme » (notion que toutE anarchiste devrait considérer comme insultante lorsqu’elle sert à qualifier notre projet de société). Il est vain de vouloir combattre ce qui nous opprime avec des mots, sans parallèlement défendre leur dépassement : la mécanique organisationnelle génère les représentations nécessaires à son propre maintien. Les nations, tout entières historiques et politiques, sont mortelles. Et de l’avis même de Renan, le libéral : « Les nations ne sont pas quelque chose d’éternel, elles ont commencé, elles finiront ».

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