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Imprimerie Véré

L’Offset de la colère : interview

article paru dans Le Clampin libéré : mensuel régional d’information de février 1977 (le n° 26)

mardi 1er février 1977


Il y a deux ans, le Clampin sortait d’une « imprimerie spéciale ». En ce temps-là, on nous étiquetait, un mois à gauche, un mois à droite ; nous recevions des « fonds secrets ». En effet, quelle imprimerie pourrait se permettre de sortir 20 pages pour 1 F ? Mais « l’Imp. Spé. » devient vite l’imprimerie des Amis de la Terre. Ironiquement, un flic me disait une fois « Vous êtes sur que la machine est au 51, rue de Gand ? Et ça va, vous ne réveillez pas trop les voisins ? ».

Peu après les Amis de la Terre, ayant eu un contrôle fiscal, se détachent de l’imprimerie, qui rentre à nouveau dans l’ombre. En 76, Le Clampin sort de l’imprimerie Véré, à Linselles deux nouveaux collaborateurs apparaissent sur la liste des coupables ; Daniel Burp et René Bosse, alias Daniel Fillebeen et René Verept, alias « lmp. Spé. », alias « lmp. AT », alias « Imp. Véré ». Depuis 68, ils font équipe et ils sont en passe de rendre viable une entreprise militante.

L’imprimerie sort chaque mois 4.000 Clampins, 1.000 Gayette, 1.000 Cri du Boulonnais, et chaque trimestre 1.500 Légitime Défense et un nombre incalculable d’affiches et de tracts pour le PS, le PC, la CFDT, l’extrême gauche, les Amis de la Terre, etc. la liste s’allonge chaque jour. L’imprimerie Véré est aujourd’hui sur la place publique, après avoir été un demi-fantôme, presque une légende. Ceux qui l’utilisent commencent à sentir que l’imprimerie est un outil d’expression qu’il fallait reconquérir, et pas n’importe comment !

C.L. Alors c’est quoi, cette légende ?

D.F. Toute l’histoire commence en 68. Le PSU était au mieux de sa forme. Les tracts imprimés à la ronéo étaient dégueulasses. C’était l’époque où les militants étaient contents de ce qu’ils faisaient. Et parce qu’ils le faisaient, ça suffisait. On a sorti des trucs illisibles. Ils écrivaient, tapaient, diffusaient sans se demander si c’était important que ce soit lu. Ils se faisaient plaisir, ne pensaient pas à être efficaces. J’étais donc au PSU et il fallait une machine « offset ». J’ai avancé le fric. La machine n’appartenait pas au PSU mais ne travaillait que pour lui. J’imprimais au prix coûtant. On était l’un des seuls groupes à disposer de notre propre imprimerie.

Jusqu’en 71, plusieurs machines se sont succédées. J’ai formé des gens ; ça n’a pas donné tellement de résultats par la suite...

En 71, le PSU se morcèle, scissionne. Restait à savoir qui aurait la machine. On a joué à la guéguerre, chaque faction voulant s’approprier l’outil. Ils pensaient que ça suffisait d’avoir le moyen, pour exister.

Mais la machine m’appartenait, alors j’ai décidé de la vendre au plus offrant. Ça s’est fait de nuit, dans un garage, avec des flingues et des chiens, vu le climat de confiance qui régnait...

Fin 73, j’avais plus de machine, mais j’avais une réputation.

C.L. C’est la fin d’une période ?

D.F. Oui. Ces militants d’extrême-gauche s’essouflent. Et d’autres apparaissent. Le groupe des Amis de la Terre (AT) commençait à grossir et avait une demande grandissante (affiches, tracts). Comme j’avais une réputation, on m’a avancé du fric ; c’est dégueulasse, mais on ne prête qu’aux riches. J’ai acheté une « offset double-format », nécessaire pour les affiches. Les Amis de la Terre était l’élément moteur, à cette époque-là. D’ailleurs la machine, c’était officiellement la leur. Mais beaucoup de gens imprimaient dessus, parfois eux-même.

On travaillait toujours au prix coûtant. Et puis fin 74, Le Clampin se lance. Un banc de reproduction était devenu nécessaire. La machine tournait, mais pas au meilleur rendement ; les gens du Clampin venaient travailler deux heures, suivis par ceux de Légitime Défense, etc.

À nouveau, un problème d’efficacité s’est posé. Et puis, les AT ne voulaient plus assurer la charge de tout ce qui était imprimé. Quand à moi, ma maison était devenue un lieu public. On commençait à savoir qu’il existait une imprimerie militante opérationnelle. Le Clampin augmentait son tirage, l’OC-GOP sortait La Voix des Travailleurs et d’autres journaux (Kanar, Hareng-Saur) sont venus.

On peut dire qu’à partir de 75, l’imprimerie suit l’évolution du Clampin.

C.L. C’est donc l’ascension, puisqu’à cette époque, Le Clampin augmentait très rapidement son tirage ?

D.F. N’exagerons rien. Tout ça s’est fait lentement. On a essayé de former une « société de moyen » (sorte de coopérative) avec certaines sections CFDT, Le Clampin et les Amis de la Terre. Ça n’a pas marché. Alors René s’est déclaré artisan à mi-temps et c’est devenu l’imprimerie Véré, avec ses propres locaux, et son propre matériel. À partir de là, l’imprimerie Véré est devenue autonome, totalement. C’est un artisanat pour les mêmes raisons que Le Clampin est une SARL ; éviter les ennuis fiscaux.

C.L. Quel changement ça implique ?

R.V. Je travaille à mi-temps. Faut payer les charges sociales, l’amortissement du matériel et des locaux. Et comme dans cette société tout travail mérite salaire... Mais malgré ça, on reste les moins chers de toute la région, pour un travail correct, vu le matériel. Faut pas oublier que tout est d’occasion, ou de fabrication maison. La machine à imprimer en est à plus d’une centaine de millions de feuilles... Aujourd’hui, on en fait 10 fois plus qu’en 68. En 68, on avait des idées mais on n’a jamais réussi à les sortir. Ne plus être affilié à un groupe, ça évite les problèmes internes de ce groupe. On a pas eu d’ennuis avec la scission des AT, par exemple. Pour ce qui est du fric, les gens paient à la livraison ; c’est clair et net.

offset

L’offset est un procédé d’impression très léger, par rapport à la typographie (utilisée par La Voix, par exemple). Les maquettes se font sur du papier ou du carton. On les photographie ensuite sur un banc-photo (sorte de grand agrandisseur). Le film qui sort est un négatif de la maquette initiale. Ce film est appliqué sur une plaque d’aluminium photosensibilisée. On place le tout sous une dizaine de néons et on révèle la plaque (comme on révèle un film). Cette plaque (très fine) est placé sur une machine rotative et c’est parti. Ce procédé évite de manier le plomb nécessaire à la typo. Le matériel utilisé est assez léger.

Un gros avantage ; la maquette est faite par la personne qui veut se faire imprimer.

Mais on est resté une imprimerie militante, qui travaille aux heures des repas, et tard le soir. Parce que les militants ne peuvent nous contacter qu’à ces heures là. Finalement on est aussi militants qu’eux. On a une vie familiale conditionnée par ça. Un imprimeur « commercial » qui voudrait avoir notre clientèle devrait s’astreindre à ça. Rien d’étonnant à ce qu’il n’y en ait pas.

C.L. T’es militant, mais tu raisonnes quand même en termes d’efficacité et de rentabilité ?

R.V. D’abord faut pas se faire d’illusions. La majorité des gens viennent ici d’abord parce que c’est moins cher. Mais s’ils veulent rester dans cette sorte de rapports, ça devient vite gênant, pour eux. Après tout, rien ne m’oblige à accepter, vu que je fais pas ça pour le fric. Si c’est pour bosser comme dans n’importe quelle boîte, je préfére retourner chez un employeur ; c’est plus peinard.

Mais dès que quelqu’un vient ici, il se trouve directement dans l’atelier, en face des machines.

Il pige ce qu’est un film ou une plaque. Les problèmes techniques se posent en termes simples, pas de jargon. C’est un format 30 × 40, pas un format demi-raisin. Les gens peuvent voir où va leur fric. ils peuvent aussi savoir ce qu’on imprime d’autre, et on peut discuter. Souviens-toi, quand vous avez vu que j’imprimais des tracts PS…

Et puis, je me permets de donner mon avis. Oh bien sur, on imprime parfois des trucs insignifiants. Faut bien faire tourner la machine.

C.L. Est-ce que l’imprimerie est autre chose qu’un simple moyen ?

D.F. Oui, évidemment. Elle redistribue une liberté confisquée ; celle de s’exprimer par le papier imprimé. On a redonné la possibilité à des petits groupes de s’exprimer, malgré la faiblesse de leurs moyens. Le Clampin n’aurait pas existé sans cette imprimerie. Comme cette imprimerie n’aurait pas existé sans une demande bien particulière. C’est pas un hasard s’il existe tant de petits journaux dans le Nord (Clampin, Gayette, Cri du Boulonnais, Légitime Défense, Voix des Travailleurs, Kanar). Et tous imprimés ici, en plus des tracts, affiches, brochures syndicales et politiques.

On est un peu une tribune où se succèdent ceux à qui le système cloue le bec. Le fait d’exister donne aux mili-tants un débouché qu’ils n’avaient pas ici, sur place. On a un rôle’ d’émulation, lié à celui du Clampin.

On sent aujourd’hui, dans la région, un souci de bien utiliser un matériel, malgré qu’on ne le connaisse pas bien. Les gens savent aujourd’hui la différence entre une plaque-carton sans photo et une plaque-aluminium. Ça paraît bénin, mais compare un peu les torchons d’il y a 5 ans et les canards de maintenant…

L’important. c’est qu’on y soit arrivé en conservant le caractère militant. Le Clampin n’aurait pas ce rôle d’émulation s’il était imprimé chez Danel. Aujourd’hui on peut redonner ta parole à une foule de gens, même aux sections d’entreprise du PS. On peut court-circuiter l’État-Major, en se mettant en prise directe sur les militants de base.

C.L. Ce rôle actif, comment le vois-tu dans l’avenir ?

R.V. Je crois que ça va faire boule de neige. Il y a de plus en plus de groupes qui cherchent à s’exprimer sur la place publique. Il faut que nous soyons prêts à accueillir la demande.

Pour l’instant, on tourne au rendement maximum. Faudrait d’abord perfectionner le matériel ; acheter une « offset » plus rapide, ou une « machine à plaques au format ». Ça irait plus vite et on diminuerait le coût. Tout en conservant la même façon de travailler.

C.L. Des marginaux bien armés, alors ?

D.F. On est marginaux dans la manière de travailler. Mais la production de l’imprimerie est en prise directe sur la réalité sociale, culturelle, politique. Ce n’est pas non plus un hasard si on s’est développé en même temps que les Amis de la Terre, que le Prato, que la presse de contre-information. En imprimant pour tous ces gens-là, on a une vision d’ensemble de « Tout ce qui bouge » dans cette région. Et à mon avis, il manque encore une chose essentielle dans tout ce courant : un lieu de rencontre, d’échange. On parle tous de « contre-pouvoir », de « contrôle-direct », mais tes échanges entre les groupes qui agissent sur différents terrains se font peu.

Il n’est pas question de faire une « maison de la culture » marginale. J’avais pensé à des cafés-tabac. Certains seront sans doute choqués, mais pourquoi des militants n’investiraient-ils pas leur énergie dans ces lieux privilégiés de rencontre, plutôt que d’aller perdre leur temps dans les MJC ?

Suite de feuilleton dans « T’as pas 100 balles ! » (printemps 1977).