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Journalisme : les nouveaux chiens de garde.

dimanche 22 juin 2008


Metteurs en scène de la réalité sociale et politique, les journalistes sont certainement aujourd’hui l’un des principaux liens entre les individu-e-s (nous) et le monde qui nous entoure. Dans un quotidien que l’on a pensé cloisonné, la place de notre petite lucarne et de ses vérités du 20 heures semblent rarement souffrir d’une remise en cause digne de ce nom. Et comme une vérité venue d’en haut, le regard de la caméra, et encore plus les commentaires journalistiques sont rarement questionnés. Gobée telle quelle, la soupe télévisuelle rend passif-ve.

Sa fonction : nous délivrer les éléments du quotidien, nous raconter la vraie vie du dehors, pour nous, les gens de la grande fourmilière. Eléments " objectifs " à l’aune desquels nous sommes censé-e-s pouvoir exercer nos prérogatives d’invidu-e-s libres et maître-sse-s de leurs jugements… mais surtout soumis-es au monde marchand et à son contrôle social.

Car loin de bénéficier de la liberté de ton, la fonction journalistique est à l’inverse caractérisée par la petitesse de son périmètre idéologique. Le journaliste de télévision le plus influent de France, Patrick Poivre d’Arvor, en a ainsi convenu un jour : " nous sommes là pour donner une image lisse du monde ". Lisse et en tout points conforme aux intérêts d’une classe sociale. Aujourd’hui encore on chancelle devant l’abondance de preuves d’une telle prévenance.

Coincé entre son propriétaire, son rédacteur en chef, son audimat, sa précarité et sa concurrence, le-la journaliste, même doué-e des intentions les plus honnêtes, n’a plus guère aujourd’hui d’autonomie. Et c’est sans compter l’esprit de corps et le bain idéologique dans lequel tou-te-s végètent en permanence.

La censure est cependant plus efficace quand elle n’a pas besoin de se dire, quand les intérêts de Bill Gates miraculeusement coïncident avec ceux de l’" information ". La question n’a même plus lieu d’être lorsque les saigneurs du monde économique se paient eux-mêmes leur outil de propagande. En fait cela n’a rien de très nouveau : les grands patrons ont toujours été des propriétaires de presse. Le Plan B, bimestriel de critique social des médias, publia aux printemps 2006 et 2007 son organigramme du Parti de la Presse et de l’Argent (PPA). Une occasion de rappeler le lien étroit entre les marchands d’armes, les constructeurs de prisons et les organes d’" information ".

Le groupe Lagardère Publishing est ainsi propriétaire d’Hachette Livre et Hachette Filipacchi ses deux principales succursales détentrices d’Europe1, MCM, RFM etc., avec plusieurs intéressements dans l’Equipe, Le Parisien, Aujourd’hui en France…et jusque dans l’Humanité. Le quotidien du parti communiste est aussi détenu en partie par Martin Bouygues via le groupe TF1, détenteur à 66% du bouquet TPS. Quant à l’industriel dans le vent, Bolloré, il s’est payé Direct Soir, torchon gratuit payé par la pub et son pendant télévisuel : Direct8.

Noam Chomsky ne cesse de le répéter : l’analyse du dévoiement médiatique n’exige aucun recours à la théorie du complot. Un jour, un étudiant américain lui demande : " J’aimerais savoir, au juste, comment l’élite contrôle les médias ? ". Il réplique : " Comment contrôle-t-elle General Motors ? La question ne se pose pas. L’élite n’a pas à contrôler General Motors, ça lui appartient ". De notre côté de l’Atlantique, nul doute que les mêmes maux aboutissent aux mêmes effets.

Il n’empêche ! La " société de l’information " se pense libre. Par un syllogisme miraculeux, on voudrait que l’information échappât aux règles qui structurent le reste du champ social. Difficile de croire cependant que le monde de l’" info " puisse être dissocié de l’univers capitaliste : l’information est un bien, achetable et vendable, profitable ou coûteux, un investissement qui doit rapporter pour les groupes industriels qui y mettent des billes. Qui nous contredira au regard du traitement des mouvements sociaux par exemple, toujours présentés comme conservateurs face aux mutations économiques " nécessaires " ? Le monde merveilleusement glauque du fait divers et les réactions sécuritaires qu’il suscite sont-ils réellement anodins ? Comment ne pas penser que l’abondance des hauts faits d’armes de nos sportif-ve-s ne sert pas son monde marchand et nationaliste ? Où sont les sujets qui dérangent ? Quand est-ce que l’on nous parle de la réalité du précaire, du prisonnier, de la France impérialiste ?

Peu de sujets abordent de manière correcte les rapports entre médias et pouvoirs. Aujourd’hui encore on peine à trouver des éléments lorsqu’il s’agit d’informer sur l’information. Pour les directeurs de l’information, la marque du succès reste d’abord et toujours d’obtenir d’un décideur quelconque qu’il exprime ce qu’il veut et quand ça lui chante, mais en exclusivité dans l’organe de presse dont ils ont la charge. Ces pratiques de Cour trouvent d’autres échos dans d’autres dimensions. Rapports incestueux entre ministres et grosses pointures médiatiques, best-seller journalistique retraçant la carrière humaniste de tel ou tel homme d’Etat, nombrils et poignées de mains chaleureuses, j’en passe et des meilleures. Savez-vous ce qu’a fait PPDA le soir des résultats de la présidentielle 2007, juste avant de prendre l’antenne dans les studios de TF1 ? Il a sabré le champagne. Sans aucun doute, ce fut pour lui et toute sa corporation une réelle victoire, l’aboutissement d’un travail de sape du quotidien. Largement de quoi festoyer.

Ce qu’il faut penser, ce qu’il faut savoir

S’il y existe quelque chose de hautement politique, c’est bien le diagnostic quotidien du monde social qui nous entoure. Et quand ce sont les mêmes qui énoncent le verdict et qui nous présentent le soi-disant remède made in government, difficile de ne pas se sentir totalement plumé-e-s. Avec ses spécialistes permanent-e-s et autodéclaré-e-s, ses " débats " consensuels, son pluralisme artificiel, le journalisme de masse agit comme un castrateur de la parole politique. A trop parler, il nous a rendu-e-s muet-te-s, victimes de la démagogie et du surfait, orchestrés par sa caste de marionnettes constamment renouvelée. Noyé-e-s dans la cacophonie sourde des transistors, perdu-e-s sous la pluie d’éditoriaux gratuits payés par la dernière campagne de recrutement de l’armée de terre, la société télévisuelle nous a rendu-e-s spectateurs de ce qui nous revient pourtant de droit : penser notre vie. Tout ce qu’il nous est permis de faire, c’est d’adhérer à tel ou tel point de vue du moment exprimé dans le dernier sondage d’opinion, jamais de penser par nous-mêmes. Par l’entremise médiatique, les cadres du débat nous sont de toutes manières, toujours imposés. Et les présupposés idéologiques sont toujours ceux de la société normalisée et bien pensante.

Un travail d’archiviste digne de ce nom permettrait de ruiner un des supports invisibles de la pratique journalistique : l’amnésie. Celui-là même qui autorise en permanence les inconséquences et les incohérences, voire les virevoltes et les volte-face. Ce dernier aurait également pour mérite d’introduire une logique de la responsabilité : pourquoi en effet, les journalistes n’auraient-illes pas à répondre de leurs paroles alors qu’illes exercent une influence souvent déterminante sur le monde social ? Qui contrôle les actionnaires de l’information sinon eux-mêmes ?

On ne combat pas l’aliénation par des moyens aliénés.

Tout comme il est plus que douteux de croire en l’humanisation du système économique, il nous apparaît peu probable de pouvoir intervenir de manière chirurgicale sur une de ses composantes les plus essentielles. L’industrie de l’information ne pourra pas se réformer tant qu’elle demeurera industrie. A ce titre, elle continuera à faire partie de l’oppression quotidienne. Certain-e-s rétorqueront (y’en a toujours pour le faire) : " au lieu de critiquer, servez-vous en des médias ! C’est ce que font à merveille Greenpeace et José Bové ! ". C’est que pour nous la télévision, la radio ne sont pas des outils démocratiques. Leurs accès sont normés, codifiés, verrouillés par des intérêts particuliers qui feront toujours en sorte de brosser le capitalisme dans le sens du poil, puisqu’ils en émanent. Nous ne sommes pas naïf-ve-s au point de croire que 35 secondes dans le journal de 20 heures viendront à bout de la soupe de classe perpétuelle qui commence avec Télé Boutique à 6heures 30 et qui se finit avec Van Damme en prime, les coupures pub intercalées. Au mieux, nous jouerions l’avatar du pluralisme. Comme le soutient le journaliste Pierre Carles dans ses reportages sur le monde de la télé et ses liens avec le pouvoir politique, on ne peut pas se servir des médias de masse et de leur petite rengaine sans en devenir le joujou. Qui s’y frotte s’y pique, qui s’y plaît s’y conforme. Comme dans tout spectacle qui se respecte, les rôles sont clairement attribués, difficile d’en sortir. A un tel point, que la classe politicienne a aujourd’hui largement adapté son comportement à la communication média.

Auto-journalisme ou journalisme alternatif ?

Dans la lutte contre l’abrutissement télévisuel, si nous ne préconisons pas encore de brûler le siége des télés, c’est que, peut être, mieux vaut-il commencer pragmatiquement par les éteindre. Parallèlement, sur le terrain de la lutte pour une autre information, il y a bien sûr de l’énergie à mettre dans la création de médias alternatifs. Pour bâtir un journalisme qui ne soit, ni prisonnier de ses réflexes, ni soumis au diktat du pognon, et qui distribue la parole plutôt que de la monopoliser. Le projet anarchiste tente d’animer les individu-e-s dans leur singularité : il ne veut pas de ces outils de contrôle social, il ne veut pas d’une parole supérieure, même motivée en apparence par le plus louable des idéaux. Informer est un pouvoir. C’est même le premier des pouvoirs dès lors que l’on conçoit une société basée sur le libre arbitre. Comme tout pouvoir, il se doit d’être partagé par chacun-e sous peine de se ranger parmi les outils de l’oppression.