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Amérique Latine : les illusionnistes au pouvoir !

lundi 5 mars 2007


En Amérique Latine, 2006 était une année d’élections. Des élections présidentielles ont eu lieu en équateur, en Bolivie, au Nicaragua, au Brésil, au Chili et au Venezuela... et apparemment c’est l’extrême gauche européenne qui a gagné, si l’on en croit ses cris de victoire : un raz-de-marée de gauche révolutionnaire sur le continent du Comandante ! Va-t-on bientôt voir fleurir dans nos contrées des tee-shirts (de fabrication chinoise) aux effigies des présidents porteurs de l’espoir de nos révolutionnaires en mal de paradis des travailleurs ? Il vaudrait mieux se dépêcher de les fabriquer et de les vendre, car la désillusion pourrait ne pas tarder. On se souvient des mêmes cris de victoire lors de la première élection de Lula au Brésil en 2002. Le président d’honneur du Parti des Travailleurs, ex-syndicaliste métallurgiste, s’est bien vite rallié au réformisme et au libéralisme économique.

Sept pays d’Amérique Latine sont désormais gouvernés par la "gauche", nous dit-on. Pourtant il faut nuancer ce tableau. On peut grosso modo distinguer deux camps. D’un côté des social-démocrates bon teint qui n’ont rien à envier à la gauche européenne : Michelle Bachelet au Chili, Nestor Kirchner en Argentine et Lula au Brésil. Tous trois tiennent un discours réformiste, économiquement libéral, promettant de payer la dette bien comme il faut, de rendre les riches plus riches et les pauvres moins pauvres et de faire reculer la corruption. Rien de bien nouveau sous le soleil.

De l’autre côté, l’affaire est un peu plus compliquée. Tout d’abord faisons un petit panorama. Evo Morales, président de la Bolivie, est un indigène issu du syndicalisme paysan, en particulier celui des cocaleros (planteurs de coca) dont les chevaux de bataille étaient la défense de ces cultures traditionnelles mises en péril par la volonté hégémonique nord-américaine sur le continent, et la captation par la population des richesses issues des ressources naturelles du pays (en particulier le gaz naturel). Il est arrivé au pouvoir suite à de longs mouvements sociaux et aux démissions successives de deux présidents. Daniel Ortega est redevenu président du Nicaragua en novembre, 16 ans après avoir perdu ce même poste. Ancien révolutionnaire sandiniste, il s’est allié avec l’ancien leader des contras (groupes armés contre-révolutionnaires) Jaime Morales Carazo pour retrouver son poste. L’Equatorien Rafael Correa est lui aussi arrivé au pouvoir après la "révolte des hors-la-loi" d’avril 2005. Cet économiste nous annonce une réduction des inégalités, une reprise en main de la production d’énergie et un audit sévère de la dette extérieure (la moitié du budget du pays). On ne présente plus Chavez : l’ancien militaire putschiste entame son 3ème mandat en fanfare en demandant aux 24 composantes de sa majorité gouvernementale de fusionner en un seul parti, en se faisant voter les pleins pouvoirs pour 18 mois, et en annonçant entre autres une nouvelle constitution pour la République Socialiste du Venezuela.

Une histoire récente mouvementée

Si ces sept présidentEs n’ont pas forcément les mêmes intentions ni les mêmes discours, il reste qu’une écrasante majorité de dirigeantEs de gauche sont désormais au pouvoir sur le continent. On rappellera donc que ces différents pays, indépendants depuis maintenant près de 200 ans, ont vécu sous la coupe de dictatures plus ou moins militaires jusque dans les années 80 (plusieurs généraux en Argentine, Pinochet au Chili, une tripotée au Venezuela et au Brésil, etc.). Ces régimes, fortement soutenus par les Etats-Unis et l’Eglise catholique, ont massacré leurs opposantEs (plan Condor), accru la concentration des richesses entre quelques mains tout en enrichissant les multinationales de cultures fruitières, céréalières et d’énergie pétrolière d’origine étasunienne. Certaines de ces dictatures ont été contestées par des mouvements de guerillas (Bolivie, Venezuela) dont certains sont parvenus au pouvoir avant de s’en faire déloger (Nicaragua). Ces dictatures ont toutes pris fin dans les années 80, au profit de régimes démocratiques bourgeois.

Ces régimes ont octroyé un peu d’air politique (liberté de la presse, pluralité politique) tout en privilégiant des choix économiques ultra-libéraux tels que dictés par la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International, qui conditionnent leurs crédits à l’ouverture maximale à la concurrence et aux capitaux étrangers de tous les marchés, notamment dans les domaines de l’énergie, des services de santé ; les monnaies sont arrimées sur le dollar. La catastrophe ne s’est pas faite attendre : captation des richesses des pays par la même oligarchie que précédemment, écarts de richesse abyssaux, dette extérieure et inflation galopantes, corruption massive... Dès 1989, la révolte populaire du Caracazo au Venezuela, ciblée contre le FMI et la banque Mondiale, est réprimée dans le sang. Puis en 2001, l’économie argentine s’effondre et la révolte qui s’ensuit est un véritable électrochoc à l’échelle mondiale. D’importants mouvements sociaux secouent ensuite la Bolivie et l’Equateur. Ces mouvements créent les conditions nécessaires à l’arrivée au pouvoir de nos héros : massivement implantés dans une population en révolte contre les pouvoirs établis et en manque de tout, ils s’organisent rapidement à partir d’un groupe – parti ou syndicat – puissant autour de leaders charismatiques, représentant l’alternative face à d’anciens chefs de gouvernement qui se traînent d’énormes casseroles.

Des programmes attrape-tout

A partir de ces mécontentements, les programmes électoraux sont tous fondés sur quelques éléments communs : réappropriation des richesses natturelles et en particulier de la production énergétique (pétrole et gaz au Venezuela, en Equateur, en Bolivie), construction d’alliances internationales en opposition à l’impérialisme nord-américain (que ce soit au sein de l’OPEP, du Mercosur, ou d’une alliance des pays du "sud" à l’ONU), réduction des écarts de richesse, réduction de la dette extérieure, assainissement de la vie politique nationale.

Ces éléments de programme sont fondés sur l’idée que la pauvreté dans le pays est due pour l’essentiel à la confiscation des richesses et du pouvoir par des éléments extérieurs à la "communauté nationale". Le souvenir des interventions militaires et le rôle des grandes entreprises nord-américaines dans ces pays désignent les Etats-Unis comme l’ennemi numéro un. L’"oligarchie" nationale (la minorité riche) est dénoncée alors comme un corps parasitaire et anti-patriote, placé symboliquement hors de la communauté nationale... D’où la nécessité pour ces nouveaux chef d’Etat de paraître issus du "pays vrai" en soulignant leur origine sociale ou ethnique : Chavez rappelle sans cesse qu’il est un mestizo (métis), Evo Morales est un paysan indigène. L’équation populiste est simple : issus du "peuple", ils ne peuvent que lui être favorables.

Le résultat le plus évident de cette division symbolique est la bipolarisation de la vie politique : vous êtes avec nous ou contre nous. La situation vénézuélienne est criante à cet égard : la vie politique est divisée en chavistes et anti-chavistes (de l’extrême droite à la gauche), les médias sont tous d’un bord ou de l’autre, il est impossible de refuser de se positionner (ce qui explique la difficile situation des anars).

Le règne de cette dialectique de l’ami et de l’ennemi conduit également à un discours de politique internationale particulièrement confusionniste. Au nom de la lutte contre le Grand Satan Étasunien, l’intégration régionale de l’Amérique du Sud est une priorité affichée, et tous ceux qui s’opposent à Bush deviennent des amis. Ainsi, tous vont en pèlerinage à Cuba pour se faire photographier avec Fidel Castro comme on va voir Bernadette à Lourdes, embrassent volontiers Mahmoud Ahmadinedjad (président belliqueux, négationniste et antisémite de l’Iran), Vladimir Poutine, etc. Et c’est nos staliniens qui sont contents !

D’ailleurs, puisqu’on parle de Satan, signalons aussi que plusieurs de ces leaders ont récemment eu une poussée de foi chrétienne option catholicisme. C’est une bonne idée quand le pourcentage de catholiques dans ces pays est très élevé. Cette alliance avec l’Eglise catholique s’explique notamment par la montée en puissance des sectes protestantes d’origine nord-américaine (en particulier au Venezuela et au Brésil). Il était donc nécessaire pour les catholiques de trouver un nouveau souffle en choisissant leur camp : celui qui compte actuellement le plus d’effectifs : un échange gagnant-gagnant, en somme. Et tant pis pour le droit à l’avortement.

Le changement se fait attendre

Bien sûr, on pourrait rétorquer qu’il est bien tôt pour juger les nouveaux élus. On peut déjà par contre s’appuyer sur le bilan de Chavez, fer de lance auto-proclamé de toute la clique. Ne manquant pas un discours tonitruant contre l’impérialisme yankee, il répète les appels du pied en direction de ses collègues pour qu’ils s’alignent derrière lui, et distribue les bons et mauvais points. L’intégration régionale qu’il défend est une intégration économique libérale dont le Venezuela serait le grand gagnant : en développant ses exportations de pétrole vers l’Amérique Latine, il réduirait sa dépendance vis-à-vis des Etats-Unis (qui a pour l’instant augmenté depuis 1998). Il y a fort à parier que les négociations entre nos leaders bolivariens ne seront pas faciles !
En tout cas, la politique énergétique vénézuélienne ne s’est pour l’instant pas trop embarrassée des soucis des minorités indigènes : des lignes à très haute tension traversent désormais les territoires de communautés du sud du pays afin de vendre de l’électricité au Brésil, sans aucune contrepartie pour ces communautés et sans préoccupation pour leur environnement.

Appuyée sur la manne pétrolière, la politique sociale de Chavez a beaucoup fait parler d’elle. Il est vrai que les Misiones (programmes d’aide sociale) mises en place touchent une part importante de la population et ceci dans plusieurs domaines : éducation, santé, alimentation... Le hic, c’est que ces programmes relèvent de l’assistance. Ils ne constituent pas des réformes de fond de la structure économique et sociale du pays. Ainsi, ces Missions améliorent temporairement le bien-être de la population, sans pour autant le garantir dans la durée. Le chantage est évident : si Chavez est éliminé, ces programmes sociaux disparaîtront et ce sera le retour à l’ancien temps. En attendant, il y a toujours autant de chômage, de travail au noir et de pauvreté. Mais elle est un peu moins douloureuse...

La révolution politique se fait encore attendre.

La bipolarisation de la vie politique a permis jusqu’à récemment de mettre l’étouffoir sur les mouvements sociaux. Mais les attentes de la population sont de plus en plus pressantes et l’année 2006 a vu la multiplication de mouvements sociaux développés depuis la base (jusque-là tenue sage par ses leaders, devenus les petits caporaux locaux du chavisme). Ces mobilisations avaient lieu surtout hors de Caracas, et portaient essentiellement sur le droit au logement et aux services publics, mais aussi sur les droits des travailleurs. Nombre d’entre elles ont subi les tentatives de discrédit du gouvernement (elles seraient alliées à l’opposition et viseraient seulement à déstabiliser Chavez) et la répression policière. Ainsi de juillet à novembre 2006, les différents services de police (qui n’ont jamais été réformés depuis 1998) ont réprimé 36 manifestations, occasionnant 2 morts, 71 blesséEs (notamment pas balles) et 130 détentions. On croyait le régime vénézuélien plus à l’écoute du peuple ! Le président bolivien Evo Morales a lui aussi déjà donné le ton en réprimant sévèrement, avec l’aide de l’armée, une grève réclamant la nationalisation de la principale compagnie aérienne du pays. Deux paysans cocaleros ont été tués lors d’une opération de police (ils ne cultivaient pas dans la zone autorisée). Le cirque électoral bipolaire se reproduit en Bolivie au sujet de l’assemblée constituante. Au bout d’un an, ses règles de fonctionnement ne sont pas fixées et font l’objet de campagnes à flon-flon, calicots et tee-shirts. La nationalisation du gaz consiste plutôt pour le moment à renégocier les contrats. Pendant de ce temps-là, la population crève la faim et émigre toujours massivement.

C’est L’Etat qu’il faut abattre !

Malgré les doux rêves de nos gauchistes et les discours de leurs idoles, ce n’est pas en accédant au pouvoir étatique que l’on peut changer profondément les choses. Ce sont des mouvements sociaux vivants, actifs et partis de la base qui ont mené à la disqualification des anciennes élites. Les gauches latino-américaines ont su capitaliser ce mécontentement généralisé en cristallisant les espérances sur leur nom et sur quelques promesses qu’elles se savent incapables de tenir. Et leur élection a sonné la fin de l’agitation... Si le régime vénézuélien se fait aujourd’hui plus autoritaire (Chavez s’est fait voter les pleins pouvoirs en janvier), c’est parce qu’une partie de la population qui l’a porté au pouvoir commence à s’impatienter et à se lasser de ses fanfaronnades. Alors, gare à la suite ! Il faut que les mouvements sociaux se reconstruisent depuis la base de la population, de manière autonome et sans céder aux sirènes du partage bien compris du pouvoir étatique. L’Etat ne sera jamais l’instrument de la libération et de l’égalité de touTEs, il ne peut être qu’un instrument de domination, plus ou moins douce, visant surtout à assurer la paix sociale.

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