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Le problème de la « déviance » en société libertaire

mardi 23 mars 2004


Le problème de la « déviance », de la « criminalité » dans une société libertaire, ainsi que les moyens d’y faire face, est central. À travers cette question il s’agit de répondre à un certain nombre d’objections, mais aussi plus généralement de montrer la viabilité du projet anarchiste tout entier : une organisation sociétaire sans État ni loi ni aucune autre contrainte économique ou morale.

Une société anarchiste ne pourrait tolérer en son sein ni institution ni organisme de contrainte (à caractère juridique ou non) sans se nier elle-même. Contrairement aux autoritaires, nous considérons l’exercice de la plus grande liberté individuelle possible non seulement comme étant compatible avec les impératifs ou exigences de la vie en société, mais encore comme étant souhaitable et imprescriptible. Il serait cependant erroné de nous en tenir à ce constat.

La criminalité, problème social

Le discours anarchiste sur la déviance est à la fois riche en perspectives de convivialité, mais relativement "pauvre" par rapport aux solutions pratiques qu’il fournit. Schématiquement, on peut dire que les libertaires se sont essentiellement efforcé-e-s de montrer d’un côté le caractère social de la criminalité, et de l’autre l’aspect inefficace, nuisible et contraignant de tout système coercitif pénal ou juridique. Aujourd’hui l’existence de mécanismes de répression ne fait que codifier-organiser la vengeance de l’individu-e ou de la collectivité, mais elle est incapable de prévenir le crime ou de le supprimer. La punition que la société inflige aux déviant-e-s n’éduque personne et se révèle socialement nuisible. Pour nous, il ne saurait y avoir de meilleur remède contre la « criminalité » que de s’attaquer aux causes qui l’ont engendrée. L’exploitation et l’État n’existant plus dans une société libertaire, la plupart des motifs actuels générateurs de crimes viendraient à dépérir d’eux-mêmes. Par contre, il se créerait à la place une société qui saurait trouver et développer des sentiments d’entraide et de coopération réciproques rendant ainsi superflue, par la pratique de la solidarité, toute forme de contrainte institutionnelle. Alors se pose inévitablement la question de savoir comment seront gérés les conflits inter-individuels aujourd’hui pris en charge entre autres par l’institution judiciaire. Se pose également la question de savoir comment une telle société réagira aux comportements de déviance.

Qui est fou ?

Qu’est-ce qu’un-e déviant-e, un-e criminel-le dans une société sans classe ni État ? Déviant-e et criminel-le par rapport à quoi ?

Un acte ou un comportement est « déviant » dans la mesure où il porte atteinte à des valeurs communes. Les anarchistes devraient-ils sanctionner ceux ou celles qui refusent l’égalité économique et sociale en attendant que la pression de la majorité libertaire les fasse changer d’avis ? Faut-il considérer comme seuls répréhensibles les actes « antisociaux », c’est à dire ceux qui s’attaquent directement aux conditions mêmes de la vie collective ? En cherchant à définir l’acte antisocial, on court le risque de généraliser et de nuire à la liberté individuelle. Il existe une sorte de niveau minimal d’atteinte portée aux membres d’une collectivité (comme l’assassinat ou le viol, actes antisociaux par définition) au-delà duquel les intérêts de celle-ci sont en jeu et qui donc nécessite une réponse « appropriée » de sa part. Mais ce seuil de violence primaire peut être plus ou moins extensible. Il n’y a pas d’acte antisocial en soi, et croire pouvoir circonscrire les comportements déviants (et la juste riposte de la société) au simple exercice direct et injustifié de la violence sur des êtres vivants ou sur des biens collectifs, n’est pas forcément un critère opérationnel (quand commence la violence ?).

Le traitement de la déviance

Cela dit, la question du « traitement » du transgresseur ne doit pas être abordée sous un angle juridique ni moral, mais tout au plus en termes de défense du corps social et de réparation de l’éventuel dommage infligé à autrui. Il ne s’agirait ni de punir ni de venger la société, mais seulement de faire en sorte que cessent les atteintes portées contre elle, c’est-à-dire assurer le maintien des conditions permettant l’existence de la société libertaire. Les libertaires qui se sont penché-e-s sur la question ont souvent mis l’accent sur des modalités de traitement de la déviance à partir de mécanismes de contrôle informel, visant à remplacer la peine ou le jugement par une sorte de pression morale exercée par les membres de la communauté. En bref, une gestion collective du contrôle de la transgression qui permet sa réabsorption ou sa prévention sans faire recours à aucune forme de coercition matérielle. Cependant, s’en remettre dans ce domaine à tou-te-s et à personne, ou « à l’esprit d’initiative » des masses, n’est pas une solution satisfaisante et s’avère soit impraticable, soit ambigu (non seulement cette pression est une forme de coercition, mais qu’est-ce qui garantit sa rationalité ?). Qui s’en charge, à partir de quels critères ? Des solutions concrètes peuvent et doivent être élaborées.

Le développement de la société libertaire implique non seulement de supprimer les institutions juridiques actuelles (police, prison, magistrature, asile) mais d’empêcher qu’elles se reconstruisent sous une forme déguisée. Nous ne pouvons promouvoir le maintien ou la constitution d’organismes spécialisés et stables auxquels seraient dévolus par la collectivité le rôle d’établir ou de rétablir l’ordre. De même, hors de question de maintenir des formes de fichage, même limitées et temporaires. À plus forte raison, une société anarchiste ne saurait tolérer l’exclusion ou la « ségrégation » de déviant-e-s jugé-e-s irrécupérables. Il semble toutefois nécessaire qu’existe un espace collectif égalitaire de résolution des conflits, non pas fondé sur la spécialisation ni sur des lois, mais au coup par coup en fonction des circonstances et visant à préserver la collectivité comme l’individu-e.

Il s’agit surtout d’éviter la mise en place de tout mécanisme de ségrégation ou d’enfermement, même sous forme de traitement « en douceur » ou de rééducation des déviant-e-s. En effet, toute idée de « thérapie sociale » systématisée présente des risques de manipulation de l’individu-e et ne peut donc être retenue, au risque de dériver vers un nouvel ordre moral. Le soin psychologique des « déviant-e-s » peut s’avérer utile, en excluant toute idée de stigmatisation et d’enfermement (comme la camisole chimique) et en prenant en compte l’environnement social, matériel, de l’individu-e.

Le pari de la liberté

Toute société a ses déviant-e-s, ses luttes, ses violences et la société anarchiste aura aussi son lot à elle. La déviance n’est pas un simple résidu des contradictions actuelles, un « déchet » qu’il serait possible de résorber petit à petit. Le conflit, l’antagonisme, ne sont pas forcément destinés à disparaître, la déviance ne doit pas être forcément considérée comme allant à l’encontre de rapports sociaux libertaires et égalitaires. En effet, deux types de déviance doivent être distingués : l’une contraire aux fondements de la société libertaire et à la liberté de l’individu-e, et une déviance salutaire.

Une société anarchiste peut être envisagée comme une société de « déviant-e-s », c’est-à-dire qui s’appuie non pas sur l’adhésion passive de ses membres à un corpus de normes dites libertaires, mais qui fait de la transgression, de la valorisation de la diversité, à la fois le moteur et le ressort essentiel de toute la dynamique sociale libertaire.

Cela signifie pas qu’il n’y aurait aucune garantie et que chacun-e serait à la merci de l’autre. Mais le droit d’autodéfense de la société, la réaction légitime du corps social, ne pourrait se concevoir que si circonscrite, si possible, aux seuls domaines où il y aurait eu manquement à des engagements librement contractés. Loin de toute abstraction, la résolution des conflits en société libertaire ne devrait concerner que des questions pour lesquelles des individu-e-s ont consenti des engagements directs.

Concrètement, chaque membre de la collectivité devrait par exemple consentir à ne jamais exercer de contrainte physique sur autrui, et le cas échéant s’engager à quitter la collectivité selon un principe de pacte fédératif.

De toute façon la seule force autorégulatrice de la société ne saurait être que la liberté elle-même.

Une telle approche est loin d’épuiser la question. Pour autant, occulter la question de la déviance en société libertaire en prétextant que la révolution sociale détruira la cause de tous les crimes, c’est mettre en péril la survie de cette révolution. La société future doit prévoir des modalités de défense contre les atteintes internes ou externes portées contre elle.