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Le sport, une institution patriarcale

mercredi 15 février 2012


S’il est une chose qu’on nous inocule à dose constante, c’est bien le spectacle sportif. Parce qu’il est un moyen de générer des millions d’euros de profits tout en nous abêtissant dans notre canapé, le sport est, de temps à autre, la cible de critiques anti-capitalistes voire antinationalistes. Mais s’en tenir uniquement à ce genre de discours, n’est-ce pas passer à côté d’une autre de ses dimensions fondamentales ? En tant que domaine réservé et lieu de la sur-valorisation de l’activité physique masculine, l’institution sportive (qu’elle soit télévisuelle ou pratiquée au sein d’un club) participe en effet au renforcement des stéréotypes sexistes et à leur imposition comme norme.

Un espace de ségrégation

Historiquement, les hommes ont utilisé le sport pour se distinguer des femmes. Dans la Grèce antique par exemple, les femmes étaient exclues des jeux à Olympie et ne pouvaient y accéder en tant que spectatrices que si elles n’étaient pas encore mariées. Un peu plus tard, le baron Pierre de Coubertin, connu pour son rôle important dans la restauration des Jeux olympiques « modernes » déclarait qu’une « olympiade femelle serait impensable, impraticable, inintéressante, inesthétique et incorrecte » parce que « le véritable héros olympique est à [ses] yeux l’adulte mâle individuel » [1]. En restreignant l’accès aux compétitions, et en utilisant les évènements sportifs comme un moyen de mettre en valeur leur force physique, les hommes ont entretenu le mythe fondateur du système patriarcal : celui de la supériorité physique des hommes sur les femmes.

Aujourd’hui encore, dans la pratique institutionnalisée du sport, les hommes et les femmes sont séparés dans des sports différents et évoluent dans des compétitions à part entière. Et force est de constater que du point de vue symbolique (et même économique), ces deux possibilités de carrière n’ont pas la même valeur. Tant et si bien qu’il n’est pas exagéré de parler de phénomène de ségrégation.
Pendant la Seconde guerre mondiale par exemple, plusieurs athlètes féminines nordaméricaines ont commencé à évoluer dans les ligues de baseball professionnelles pendant que la plupart des hommes étaient partis au front. L’enthousiasme pour leurs performances perdura jusqu’à ce que les hommes rentrent de guerre et reprennent leurs battes, attendant des femmes qu’elles retournent à leurs obligations d’avant-guerre.

La ségrégation subie par les athlètes féminines passe historiquement, et encore aujourd’hui, par l’intermédiaire de dispositifs réglementaires émis par les hommes. D’une manière générale, les pratiques des femmes sont limitées par des règlements basés sur des idées préconçues envers ce qui conviendrait à leur physionomie, tandis qu’il revient aux hommes de repousser les limites des possibilités humaines. Aux Jeux olympiques de 1928, par exemple, on élimina toutes les épreuves de course féminine de plus de 200 mètres, jugées trop épuisantes. Cet interdit ne fut levé qu’en 1960. Autre exemple, la fédération française de hockey sur glace proscrit aujourd’hui encore le recours aux « charges » lors des rencontres de hockey féminin : cette technique défensive visant à tamponner son adversaire pour lui faire perdre le palet étant jugée trop violente.

Des comportements « naturels » ?

Les hommes construisent le sport en excluant ou en dévalorisant les performances féminines, suggérant par là même qu’ils bénéficient d’une supériorité physique naturelle et d’une force accrue pour des raisons biologiques. Plus fondamentalement encore, en destinant « hommes » et « femmes » à des pratiques sportives jugées conformes à leur « rôle » sexuel (la boxe, le foot et le rugby pour les hommes, la danse, la gymnastique et le patinage pour les femmes), c’est l’imaginaire sexiste tout entier que l’on perpétue, rappelant aux hommes qu’ils seraient « faits » pour l’affrontement, le pouvoir et la force et aux femmes qu’elles sont censées incarner la grâce, l’esthétique et l’expression des sentiments. Il suffit d’ailleurs de penser aux petites tenues des athlètes féminines, parfois imposées par le règlement, pour noter immédiatement que l’impératif de féminité et de séduction ne s’arrête pas à l’entrée des vestiaires. La fédération internationale de badminton l’a elle aussi compris : l’année d’année dernière, son CA (composé de douze hommes et d’aucunes femmes) tentait d’imposer le port de la jupe à toutes les joueuses des compétitions internationales pour des raisons officielles de « style et d’esthétique » et dans l’objectif télévisuel « d’attirer de nouveaux publics ». Devant le tollé suscité par cette obligation, la fédération rebroussait chemin en mai 2011.

Cette « masculinité » et cette « féminité » caricaturales renforcent les normes dominantes en matière de genres, le sport devenant par là même un lieu privilégié de la construction de l’hétérosexualité et générateur d’homophobie. Les insultes homo et lesbophobes visent tout particulièrement ceux et celles qui « transgressent » les pratiques jugées « conformes » à leur genres : foot et rugby féminin, gymnastique et danse masculine. En mai dernier, un footballeur professionnel français dévoilait dans un livre son homosexualité sous couvert d’anonymat.
Il écrivait à cette occasion : « Dans le foot,l’homophobie est partout. Dix fois par jour, j’entends des "on n’est pas pédés", depuis que j’ai douze ans. » À ce jour, le seul footballeur de haut niveau ayant publiquement révélé son homosexualité, l’Anglais Justin Fashanu, s’est vu attaqué de toutes parts, exclu de l’entraînement par son entraîneur puis accusé d’agression sexuelle aux États-Unis avant de se suicider peu après. C’était au début des années 1990. Finalement, le sport procède à une négation pure et simple de la notion de genre (entendu comme la construction historique, culturelle, sociale du sexe et de sa signification sociale) en faisant comme si les sexes étaient naturellement et biologiquement une séparation indépassable de l’humanité. En témoignent les nombreux tests de vérification génitaux auxquels doivent se soumettre les « femmes » au moment des grands évènements sportifs. Alors que récemment, ces vérifications se résumaient à une inspection génitale visuelle, les inspections sont désormais chromosomiques. Le cas récent de l’athlète sud-africaine Caster Semenya, dont les tests génétiques ont révélé qu’elles possédaient des testicules internes, démontre cette volonté du monde sportif de maintenir étanche la frontière entre hommes et femmes, quand bien même la biologie ne tracerait pas de frontière nette. En biologie, et encore plus dans le monde social la frontière entre les « sexes » est poreuse, ce que nie l’organisation sportive : révélée comme une personne intersexe, Caster Semenya s’est vue interdite de concourir dans les compétitions féminines, contrainte de mettre un terme à sa carrière.

Dans le sport comme ailleurs...

L’espace sportif de haut niveau peut se résumer à une série de privilèges exclusivement masculins : privilège d’occuper une place prépondérante dans l’espace médiatique, privilège d’incarner et de redéfinir le champ des possibles en matière de performance physique, privilège de représenter la nation aussi. L’équipe de France de football est ainsi celle dont les matchs les plus insignifiants sont diffusés sur TF1 tandis que l’équipe de France féminine de football, elle, est celle qui évolue dans le plus grand anonymat. Un examen superficiel de la question nous conduit donc à cette conclusion simple : le sport est une de ces énièmes institutions sociales construites par les hommes et pour les hommes. Pensons d’ailleurs, à notre échelle, aux soirées entre copains devant le match de foot, et l’on se rendra compte que ces dernières sont également le lieu d’une reproduction d’une forme de non-mixité [2] plus ou moins formalisée.

La division genrée de l’espace sportif, dans lequel les hommes luttent sur le terrain pendant que les femmes sont autorisées à jouer les pom-pom girls pendant la mi-temps renvoie plus généralement à la division genrée du travail et de l’espace domestique. Ainsi, contrairement à ce que pourrait soutenir un féminisme de type libéral, ce n’est pas la féminisation progressive des pratiques sportives qui porte en elle l’espoir d’une transgression des normes de genre mais plutôt une remise en cause radicale de la division sexuée du monde social. Considérée de la sorte, la pratique sportive apparait finalement comme une énième institution profitant aux hommes hétérosexuels au sein de l’organisation sociale patriarcale.

Notes

[1Pédagogies sportives, 1902.

[2Sans que celle-ci soit pour autant critiquable dans l’absolu. Il est néanmoins amusant de noter que nombre de groupes militants à gauche et à l’extrême gauche critiquent encore la pratique de la non-mixité féministe en agitant l’argument de « l’exclusion » qu’elle générerait, sans être capables de voir que nombre d’espaces de la vie sociale sont, de fait, des espaces non-mixtes réservés aux hommes (le sport et la politique en font partie).