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Une école « catho-laïque »

mercredi 15 février 2012


Le 31 mai dernier, Christine Boutin, présidente du parti démocrate-chrétien [1], s’autoproclame porte-parole des françaiSEs en écrivant une lettre au ministre de l’Education Nationale, Luc Chatel. Elle y demande le retrait des nouveaux programmes de Sciences de la vie et de la terre au lycée qui ont trait au concept de genre : « nous ne pouvons accepter que l’école devienne un lieu de propagande où l’adolescent serait l’otage de préoccupations de groupes minoritaires en mal d’imposer une vision de la ’’normalité’’ que le peuple français ne partage pas ». La présidente du Parti chrétien-démocrate refuse donc de voir exposer « comme une explication scientifique ce qui relève d’un parti pris idéologique ».

Depuis, une véritable croisade est menée contre ces programmes. En juin, la confédération nationale des Associations des familles catholiques publie un ensemble de textes contre les nouveaux programmes et manuels de SVT en premières L et ES. La pétition intitulée « Défendons la liberté de conscience à l’école » a recueilli plus de 26 600 signatures à ce jour. Le 25 juillet, Familles de France écrit au Président de la République que la « théorie du genre » « n’a rien de scientifique, ni de biologique », et que ses « concepteurs » visent à « orienter les jeunes vers des expériences sexuelles diverses, considérant que le sexe social est plus important que le sexe biologique ».
Enfin, une pétition dont 113 députéEs, majoritairement de l’UMP, sont signataires demande au ministre « de retirer des lycées les manuels qui présentent cette théorie ».

L’emploi du terme « théorie » n’est d’ailleurs pas anodin. Il vise à discréditer le concept de « genre » en le faisant passer pour une idée philosophique voire idéologique, mais tout sauf scientifique. Le mot de théorie prend ainsi un sens abstrait par opposition à une pratique scientifique observable et analysable. Or le genre n’est pas qu’une idée abstraite. C’est une réalité vécue par toutes et tous qui d’une manière arbitraire tend à partager l’humanité en deux, les « hommes » et les « femmes », et à créer un rapport de domination entre eux et elles. De là découlent des projections, des idées reçues sur ce qu’est être homme ou être femme. On éduque différemment un garçon d’une fille, on attend d’une fille qu’elle soit douce, attentive et d’un garçon qu’il soit fort, viril. Ces deux catégories normatives, et pour le coup idéologiques, marginalisent et rejettent les personnes qui ne s’identifient à aucun de ces deux genres que nous avons appris à considérer comme naturels. Or le concept de genre entendu comme construction sociale sert à déconstruire cette conception essentialiste et naturaliste qui associe le genre au sexe biologique et qui nous condamne à rentrer dans la case « homme » ou la case « femme » dès notre naissance.

En France, contrairement aux États-Unis, l’enseignement du genre est loin d’être appliqué. Et les contradicteurEUSEs ne manquent pas d’idée pour s’opposer. IlLEs n’hésitent pas à sortir le fallacieux argument de l’universalisme républicain pour se battre contre ce qu’ils nomment une « dérive communautariste ». Mais une poignée de chrétienNEs intégristes menant la bataille en faveur de leur idéologie conservatrice, n’est-ce pas là une « dérive communautariste » ?

De même, en se penchant sur les textes du Bulletin officiel (BO) des programmes de 1re, on se rend compte que le concept de genre est à peine effleuré. Voilà ce que dit le BO dans le chapitre « devenir homme ou femme » : « Ce sera également l’occasion d’affirmer que si l’identité sexuelle et les rôles sexuels dans la société avec leurs stéréotypes appartiennent à la sphère publique, l’orientation sexuelle fait partie, elle, de la sphère privée. »

Dans les manuels incriminés, qui ne sont par ailleurs qu’une retranscription du BO, les passages en question n’occupent que quelques lignes, un paragraphe au plus. Il est donc très facile aux enseignantEs conservateurRICEs de ne pas traiter de ce sujet et d’éluder complètement le chapitre intitulé : « Devenir homme ou femme ».

Voilà ce qu’on peut y lire : « La sexualité humaine ne se réduit pas à ces seuls facteurs biologiques », lit-on dans un manuel des éditions Belin. […] « Le contexte socioculturel influence de manière importante le comportement sexuel individuel […]. Chez l’homme, il existe deux aspects complémentaires de la sexualité : l’identité sexuelle, qui correspond au genre (masculin ou féminin) et relève de l’espace social, et l’orientation sexuelle, qui relève de l’intimité de la personne. » Dans un manuel des éditions Hatier, il est écrit : « Hommes et femmes peuvent aussi se distinguer par des caractéristiques comportementales. […] L’orientation sexuelle, qui peut parfois différer de l’identité sexuelle, ne dépend pas de caractères chromosomiques ou anatomiques, mais relève de l’intimité et des choix de vie. L’hétérosexualité, l’homosexualité, la bisexualité sont des orientations sexuelles. »

Certes on pourrait remarquer une avancée sur le plan de la représentation des genres ne serait-ce que dans le titre du chapitre. Mais ce serait oublier que l’idée exprimée par Simone de Beauvoir dans son livre Le deuxième sexe : « on ne naît pas femme : on le devient », a déjà plus de 60 ans. L’avancée faite par l’Éducation Nationale est donc à nuancer.
De plus, l’intitulé pose un réel problème et non des moindres à partir du moment où il reprend l’opposition toute libérale entre « la sphère publique » et « la sphère privée ».
Placer l’orientation sexuelle dans la sphère privée, c’est rejeter en dehors du débat social et politique toutes les discriminations et les oppressions que vivent au quotidien les homosexuel-les. Par ailleurs, aucune définition claire n’est donnée sur les notions d’identité et d’orientation sexuelle. Toutes deux n’appartiennent-elles pas à la sphère publique ? Une personne homosexuelle qui subit des violences physiques ou verbales en raison de son « orientation sexuelle », cela ne relèverait donc que du privé ? Cela devrait donc être tu et maintenu dans le cercle intime ? Le BO reste très obscur au niveau des définitions et ne s’aventure guère davantage dans une démarche de déconstruction du genre et de dénonciation de l’homophobie.

Il est à noter que la bataille semble pencher en faveur des conservateurRICEs cathos : Luc Chatel a envoyé une lettre de mission à Michel Leroy, inspecteur général de l’Éducation Nationale, sur les manuels scolaires. « Si, en France, le choix du manuel relève de la liberté pédagogique des enseignants, l’importance de cet outil dans la pratique scolaire et dans la mise en œuvre des programmes requiert tout naturellement l’attention du ministre », déclare Chatel, mettant ainsi en œuvre son plein pouvoir hiérarchique d’ingérence. L’échéance de cette mission est fixée à fin 2011, début 2012.

Qui a parlé de « propagande » et d’« idéologie » ? Si l’enseignement du genre est retiré des programmes, ce ne serait pas la première fois que l’idéologie politique interviendrait dans les programmes de l’Éducation Nationale. En 2005, par exemple, une loi enjoignait aux professeurEs d’histoire d’enseigner « les apports positifs de la colonisation ».

De même, la réaction du ministre laisse à réfléchir quant à la soidisant laïcité de la France. Il suffit que des lobbys cathos mettent le holà sur la question du genre dans l’enseignement en SVT pour que le gouvernement réagisse. Mais on avait déjà remarqué que la laïcité « à la française » n’était pas neutre notamment avec toutes les discriminations faites à l’égard des musulmanEs dont le summum s’exprime avec la loi anti-foulard à l’école (2004) et la loi interdisant le port de la burqa l’année dernière. Cette polémique aura néanmoins pour effet de nous éclairer davantage sur la définition que l’État français donne de la laïcité, mot auquel il faudrait ajouter, par souci d’honnêteté, l’adjectif « catholique ».

Notes

[1Notons que C. Boutin est consultrice auprès du Conseil pontifical pour la famille depuis 1996. Pas étonnant qu’elle soit le héraut de cette croisade conservatrice. Pas étonnant non plus que la Vatican se soit emparé de cette polémique pour faire paraître un livre de propagande intitulé Gender, la controverse.