Accueil > archéologie:alternataire > La Sociale (2002-2012) > 32 bis (Autogestion, avril 2011) > Anarchisme et autogestion dans les luttes sociales

Anarchisme et autogestion dans les luttes sociales

vendredi 15 avril 2011


Dans la lutte de l’automne dernier, deux tendances contradictoires se sont affrontées du côté de ceux qui protestaient contre la réforme. La première tendance, que l’on pourrait qualifier de réformiste, est celle des interlocuteurices du gouvernement, celles des « partenaires sociaux » et des bureaucraties syndicales, décidant d’un agenda de manifestation moribond, plus prompt-e-s à négocier sur des miettes qu’à croiser le fer dans la rue. Plus bas, à gauche, un mouvement a pu prendre des allures plus combatives en se structurant à la base et demanière démocratique à travers la tenue d’assemblées générales. Ce fut alors l’occasion d’un recours à des moyens de protestation plus conséquents (le blocage des raffineries est l’exemple le plus parlant), le tout s’exprimant dans une dimension inter-catégorielle (syndiqué-e-s ou non, précaires, étudiant-e-s etc.) plus qu’intéressante. C’est sur cette seconde tendance qu’il conviendra de s’attarder.

C’est dans ce contexte qu’il nous a semblé opportun de proposer une réflexion autour du principe d’autogestion.

Philosophie de l’autogestion

Dans un premier temps, il convient de dissiper tous les doutes possibles quant à l’intitulé de la discussion. L’autogestion n’est pas qu’un outil de lutte mais constitue surtout pour nous un mode d’organisation qui a vocation à être généralisé à toutes les sphères de la société. En ce sens, l’autogestion est à la fois unmode d’organisation de nos luttes mais aussi (nous le croyons sincèrement) un levier de transformation sociale.

L’objectif premier d’une organisation autogestionnaire est de promouvoir des rapports plus égalitaires au sein de nos collectifs de lutte. Dans un second temps, il s’agit également d’abolir le principe même de la hiérarchie. Dès lors, ni l’autogestion, ni l’anarchisme du reste, ne supposent l’absence de règles de fonctionnement collectives (bien au contraire, d’ailleurs pour le géographe anarchiste Élisée Reclus, l’anarchisme exprimait « la plus haute expression de l’ordre »). Une mise en garde cependant, une organisation autogestionnaire ne pourra jamais prétendre « abolir le pouvoir ». Tout simplement parce que ce projet serait vain : le pouvoir est partout, il est formel ou informel et il structure chacune de nos interactions. Dès lors, plutôt que de le nier (ce qui peut conduire à invisibiliser les mécanismes de la domination) mieux vaut envisager de le socialiser.

Contrairement à la caricature qui en est faite, l’anarchisme ne présuppose pas non plus une bonté de la nature humaine. C’est d’ailleurs pour cela que nous souhaitons nous doter d’outils aptes à démasquer les logiques de domination, pour à l’inverse promouvoir un mode d’organisation égalitaire et participatif (c’est-à dire favorisant la libre expression de chacun-e, la confrontation des points de vue et l’élaboration collective). Quels sont ces outils ?

Principes de l’autogestion

L’autogestion est un mode d’organisation collectif qui s’oppose à la hiérarchie, à l’autorité, au centralisme, à la délégation du pouvoir et à l’avant-gardisme. Pour nous, le principe hiérarchique porte en lui la dilution des responsabilités, la dé-responsabilisation et en dernier ressort l’abrutissement de l’individu-e. À l’opposé, le principe d’autogestion suppose la capacité de chacun et chacune à participer au processus de prise de décision engageant les collectifs dans lesquels ille évolue. Il s’appuie sur au moins cinq impératifs :
— Un impératif de consensus : l’élaboration d’une ligne de conduite collective ne saurait renoncer à la recherche idéale du consensus. À celleux qui répondent que cela pourrait s’avérer long et fastidieux nous répondons, d’une part, qu’il sera vraisemblablement plus « efficace » de faire appliquer une décision sur laquelle tout lemonde s’est accordé, d’une autre, que les injonctions à l’ « efficacité » politique sont souvent des prétextes à des coups de force autoritaires (quoi de plus « efficace » qu’une prise de décision à une voix ?)
— Un impératif de décentralisation et de fédéralisme : l’idée d’autogestion sous-entend de renoncer à des communautés mythiques (comme celle de la Nation) pour se tournervers les communautés de vie (quartier, unité de production, école etc.) L’autogestion s’appuie sur l’autonomie la plus totale du groupe décisionnel. Bien évidemment, il est impossible d’avoir des assemblées réellement démocratiques comprenant des centaines de participant-e-s. Pour pallier cette difficulté, une organisation autogestionnaire se dote de structures de coordination à plusieurs échelles selon le principe du fédéralisme (libre-association). Ces instances de coordination sont convoquées selon un ordre du jour précis et tou-te-s les participant-e-s sont soumis-es à la logique du mandat impératif (troisième principe).
— Le mandat impératif s’oppose vulgairement à la logique du chèque en blanc de nos « représentant-e-s » politiques et syndicaux (bien que généralement illes usurpent ce titre). Lorsque le collectif se trouve devant une tâche dont l’intégralité de ses membres ne peut ou ne veut pas s’acquitter, celui-ci peut avoir recours au mandat impératif pour désigner des représentant-e-s chargée-s de réaliser la tâche voulue. Le contenu du mandat est de manière exhaustive défini par l’assemblée de base et réalisée par un-e ou plusieurs individu-e-s (que ce soit un-e porte-parole, une commission de travail, etc.), révocables en permanence par l’assemblée qui les a convoqué-e-s si celle-ci n’est pas satisfaite du travail réalisé.
— La rotation des tâches et des mandats. Nous faisons le constat que l’autorité existe de par l’acquisition et lamonopolisation de compétences particulières. C’est d’ailleurs en brandissant leur supposée « expertise » que les hommes politiques affirment de manière régulière qu’en aucun cas, dans la démocratie libérale, « c’est la rue qui gouverne ». À ce sujet, Bakounine écrit dans Dieu et L’État : « En matière de bottes, je m’en réfère à l’autorité du cordonnier ». En instaurant le principe de la rotation des tâches nous faisons en sorte que l’autorité ponctuelle ne se transforme jamais en privilèges et en déférence. L’autorité ne saurait jamais être permanente. De la même manière, l’absence de connaissances n’interdit pas de questionner les tenants et les aboutissants d’une décision à venir.

C’est bien beau, mais en pratique ?

Contrairement à ce qu’une évaluation intuitive de ce que nous venons d’énoncer pourrait laisser croire, nous ne sommes pas dans la pure utopie. Oui un système autogéré nécessite de l’imagination et de la créativité mais les expériences autogestionnaires foisonnantes à travers l’histoire contemporaine peuvent nous servir de points de comparaison. Il s’agit simplement de mettre les bonnes lunettes.

L’Espagne autogestionnaire de 1936 s’avère l’expérience de communisme libertaire la plus poussée. Pendant la guerre civile, tout en s’organisant contre les armées de Franco les hommes et les femmes libertaires se sont organisé-e-s en communes autonomes et fédérées entre elles, cultivant ensemble des terres collectivisées, répartissant les richesses en fonction des besoins de la Catalogne enAragon. L’Histoire dumouvement ouvrier est aussi riche d’expériences autogestionnaires. Que l’on pense à la Commune de Paris ou plus proche de nous, à l’Argentine des années 2000 ou au mouvement zapatiste.

En fait, il est important d’affirmer que si l’autogestion est un principe fondateur chez les anarchistes, ces derniers n’en détiennent pas pour autant l’exclusivité. Il n’y a qu’à prendre par exemple le mouvement zapatiste au Chiapas. Il conjugue fonctionnement collectifet prises de décisions en assemblée, propose un système autogéré dans nombre de ses facettes (autogouvernement des communautés, système de santé, d’éducation, de production dirigé collectivement par des habitant-e-s qui fixent eux-mêmes leurs besoins). Loin de vouloir homogénéiser les luttes, loin de vouloir accaparer le pouvoir et avoir une position dominante sur les mouvements sociaux, les zapatistes proclament que la force de ceux-ci réside dans leur diversité.

Plus proche de nous l’autogestion existe dans les squats, dans les AG de lutte et les AG étudiantes, au Centre Culturel Libertaire, à la Confédération Nationale du Travail (CNT), à la Coordination des Groupes Anarchistes (CGA), dans les camps No Border. Peut être même irons-nous jusqu’à dire que certaines de ses formes (horizontalité, prise de décision collective, par consensus) se retrouvent dans nombre d’associations type loi 1901.

L’autogestion, un outil d’émancipation

L’autogestion relève bien évidemment d’un apprentissage : il s’agit d’apprendre à fonctionner collectivement et de nous départir de nos réflexes de domination/délégation incorporés. Cependant l’application du principe d’autogestion ne saurait être reporté à demain sous prétexte que nous ne serions pas « prêt-e-s ». À l’inverse, les libertaires souhaitent faire fonctionner leurs groupes, leurs organisations et leurs communautés à l’image de la société émancipée à laquelle illes aspirent. Dans cette optique, il s’agit aujourd’hui de définir nous mêmes nos outils de lutte pour fixer demain ce qu’on voudra produire, enseigner et vivre ensemble.

À cet égard l’’autogestion dépasse le cadre restreint des luttes sociales pour acquérir deux autres dimensions. Une dimension économique d’abord, concernant la gestion collective de la production, la répartition des richesses et l’absence de hiérarchie et donc de patron-ne au sein de l’unité de production. Une autre dimensionde l’autogestion, plus politique, cette fois renvoie à l’idée de démocratie directe qui, pour nous anarchistes, a vocation à être généralisée à toutes les sphères de la vie sociale. Ici aussi, toute ambiguïté doit de suite être levée : l’idée d’autogestion ne se conçoit qu’en dehors de l’État et du capitalisme, pas question pour nous « d’autogérer » une prison ou une centrale nucléaire.

Le rapport que nous établissons entre Autogestion et Autonomie s’appuie sur plusieurs hypothèses : la participation de chacun-e aux prises de décisions collectives doit permettre de nous sortir de notre conditionnement à la passivité et à l’inverse susciter la curiosité et l’intérêt de l’individu-e pour des choses aussi fondamentales que l’organisation de la vie collective. De plus, la pratique autogestionnaire permet l’acquisition de savoirs et de compétences formel-le-s comme informel-l-es (l’écoute, la prise de parole publique etc.) qui doivent rendre l’individu-e plus autonome et responsable. Pour nous, si le sacro-saint principe libéral de « l’autodétermination des peuples » peut avoir un réel sens quelque part, c’est bien dans le principe autogestionnaire et non dans les processus de remise de soi qui caractérisent les gouvernements représentatifs et les organisations hiérarchisées.

Ainsi, le développement de luttes, de collectifs et d’espaces de vie autogérés ici et maintenant s’apparente à un instrument de propagande et surtout d’éducation par le fait. L’idée autogestionnaire ne saurait se résumer en une formule miracle prête-à-appliquer. C’est en l’expérimentant et en tâtonnant qu’elle révélera son vrai visage, ou plutôt ses multiples facettes, reflets de lamultiplicité desmodes d’interactions et des modes d’être qui caractérisent les sociétés humaines.