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Accident virtuel Nuisances réelles

lundi 21 février 2011


Le mardi 18 janvier, une simulation
d’accident nucléaire a eu lieu à Gravelines,
ville où se trouve la plus grande centrale d’Europe
de l’ouest. Le scénario était le suivant :
suite à un problème de fonctionnement dans un
réacteur fictif, celui-ci risquant de fondre, des
informations ont été remontées jusqu’à la préfecture
du Nord selon les protocoles d’alerte en
vigueur. Celle-ci a alors pu réaliser un exercice
grandeur nature d’évacuation de la ville. Les
travailleurs de la centrale les plus exposés ont
été priés de rester sur place pour éviter de
contaminer le reste de la population. Les élèves
des écoles ont d’abord eu droit à des projections
de dessins animés pédagogiques sur les
réactions à adopter avant d’être évacués.
Quant au reste de la population, il a été alerté
puis évacué par les forces de l’ordre avec le
concours de la Croix Rouge et de la Protection
Civile. Beaucoup d’habitants-es avaient quitté
la ville au préalable, et environ 300 auraient refusé
explicitement de se faire évacuer. Au total,
en dehors des scolaires, seules 400 personnes
auraient été évacuées, alors que l’objectif en visait
mille de plus. Pour indication, la ville de
Gravelines compte plus de 10 000 habitants-es.

La pertinence d’un tel exercice est très
critiquable. Tout d’abord, la simulation était
prévue ce qui simplifie beaucoup la tâche
d’évacuation. Par exemple, les bus utilisés
avaient pu être empruntés ou réservés à
l’avance et les services de la préfecture, de la
centrale, et de la croix-rouge étaient sur le quivive.
De la même manière, les habitants-es qui
ont bien voulu participé, sachant qu’il ne
s’agissait que d’un accident virtuel, n’ont pas
eu de raison de paniquer, et ont pu se prêter au
jeu en toute sérénité. Ensuite, les conditions
même de l’exercice semblent insuffisantes.
L’évacuation n’a été organisée que dans un
espace limité, dans un rayon de 5km autour de
la centrale, alors qu’une fuite d’un réacteur
pourrait entrainer des retombées fortement
radioactives sur des zones bien plus larges. Le
déroulementmême de la simulation pose problème,
puisqu’une heure s’est déroulée entre
l’incident et les premières annonces nationales,
et qu’il a fallu
attendre encore
deux heures pour
que les évacuations
commencent. Pendant
ce temps-là, les
retombées radioactives
fictives continuent.
Le réseau
Sortir du nucléaire a
dénoncé une mascarade,
et a prédit la
veille qu’il s’agirait
d’un fiasco. Cet
exercice ne serait
donc qu’une opération
de communication
de l’industrie
nucléaire, ratée qui
plus est.

Que ce fut ou non une réussite, qu’il y
ait ou non de risques d’accidents nucléaires, il
s’agissait ici d’un exercice de maintien de
l’ordre à grande échelle, et constituait de fait
un entrainement appréciable pour les forces
de l’ordre. Mais surtout, il semble que cette
simulation poursuivait d’autres objectifs. En
effet, pour neutraliser l’opposition au
nucléaire, l’État, l’industrie et la recherche
ont bien compris qu’il ne suffisait pas de
réprimer les opposants-es, ou de minimiser
les dangers du nucléaire. Il est bien plus
efficace de faire accepter l’existence d’une
centrale à Gravelines, en faisant participer la
population à ce genre d’exercice, et d’autre
part, de faire adhérer la population aux
projets industriels, en organisant des temps
de pseudo-concertation. En ce sens, la
simulation du 18 janvier a été très instructive
pour la préfecture, puisqu’elle lui a permis
d’évaluer l’adhésion des habitants-es à la
société nucléaire. Ainsi, l’État sait qu’elle peut
compter sur la Croix Rouge comme partenaire
de gestion de crise nucléaire. Par contre, bien
qu’il n’y ait pas de fort mouvement de
contestation structuré contre le nucléaire à
Gravelines, les habitants-es ne semblent pas
pour autant jouer le jeu de cette parodie de
gestion de la catastrophe.

C’est ce qu’a pu déduire le sous-préfet
de Dunkerque qui estime que la participation
est "insuffisante de la part des habitants".
Aussi, a-t-il très bien compris qu’il faut "faire
de la pédagogie". Et c’est ce que permettait
également cette journée du 18 janvier. Les
services de la préfecture et de la ville ont ainsi
pu essayer de faire croire que toute
éventualité était prise en compte, mais aussi
transmettre une fois de plus des messages
rassurants à la population. En répétant à
l’envie qu’un accident est improbable, que le
nucléaire présente certes des risques, mais
qu’il faut savoir vivre avec, et que l’État est en
mesure de les gérer, les nucléocrates essayent
de faire en sorte que les gens acceptent de
vivre à proximité d’une centrale. Enfin, il est
certain qu’une telle journée présentée sous un
aspect ludique aux enfants scolarisés-ées,
permet de leur faire facilement accepter
l’idée que le nucléaire est quelque chose de
normal, de "naturel".

Arnaud Michon dans Le sens du vent a
montré que l’acceptabilité est un nouvel outil de
neutralisation du mouvement antinucléaire, et
qu’il se rajoute, sans se substituer, aux méthodes
plus anciennes que sont la militarisation et la
culture du secret. Aujourd’hui, pour lutter contre
le nucléaire, il ne suffit plus de visibiliser les
mensonges, les omissions, et l’organisation
militaire de la production d’électricité pour
susciter l’indignation. Il faut en plus identifier et
démonter les mécanismes d’acceptabilité qui font
que les personnes considèrent la situation
actuelle comme normale, ou pire, désirable. En
effet, à Gravelines, la centrale finance,
notamment via la taxe professionnelle, une part
importante des équipements municipaux.

Concrètement, il est nécessaire de dénoncer les
événements culturels ou participatifs clairement
destinés à présenter un aspect respectable du
nucléaire. Boycotter le plus activement possible,
ou mieux, perturber les débats publics
institutionnels. Tous ces événements ne sont pas
le fruit du hasard, mais sont imaginés, élaborés
et expérimentés dans des laboratoires de
recherche en sciences humaines par des
"sociologues des débats publics" et de
"l’innovation". Il s’agit d’être vigilant-e quant à
leurs idées et leurs productions. Et peut-être,
comme on le souffle à La Brique, "renouer avec
une opposition matérielle".