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Migrations : le verrou françafricain

mercredi 5 mai 2010


Lors d’un article récent de la Sociale [1],
nous avions évoqué l’externalisation
de la politique migratoire européenne
et dans un autre plus ancien [2], la poursuite
des basses manoeuvres de la françafrique
sous l’ère sarkozienne. Il nous a semblé intéressant
de voir les interrelations qui existent
entre ces deux faces de la politique
extérieure française.

En premier lieu, rappelons rapidement ce
que sont ces deux facettes. L’externalisation
des politiques migratoires consiste à doubler
la fermeture et le contrôle des frontières
européennes de deux rideaux. On
flique et on crée des camps de rétention de
transit aux marges de l’Europe, notamment
sur la rive méridionale du bassin méditerranéen.
Ensuite, on oblige les pays de départ,
en particulier en Afrique, à bloquer l’émigration
et à accueillir les expulséEs. Quant
à la françafrique, elle est ce système, mis en
place dans les années 1960, de confiscation
des indépendances africaines. La France
gaullienne a installé, maintenu ou remplacé
des dictateurs et détruit toute tentative de
démocratisation, organisant régulièrement
le chaos afin de conserver son influence et
poursuivre le pillage de ses ex-colonies.
Pour ses basses oeuvres, elle a eu recours à
l’armée et aux réseaux des services secrets
français, aux mercenaires, marchands
d’armes ou à des compagnies alors publiques
comme Elf. Chaque intervenant du
réseau se payant sur le dos des AfricainEs
et de l’Aide Publique au Développement.

Depuis les années 1970, et plus encore
avec la fin de la guerre froide, la donne s’est
complexifiée avec la multiplication des réseaux
et des entreprises privées, au point
que l’on parle maintenant de Mafiafric. Le
pillage et l’exploitation des population n’ont
quant à eux pas cessé, de même que les interventions
et ingérences douteuses de la
France. Toutefois, la France est aussi de
plus en plus concurrencée par d’autres pays
dont la Chine et d’autres réseaux, sans que
la population gagne au change.

L’Aide Publique au Développement, de l’argent pour les matons

Le détournement de l’Aide Publique au Développement
(APD) est un classique de la
Françafrique, il eut alors été surprenant
qu’il ne joue pas un rôle de premier plan
dans la politique de fermeture des frontières.
Outre que l’APD sert essentiellement
à financer les dictatures et les interventions
des entreprises françaises en Afrique, elle
joue depuis une petite dizaine d’année un
rôle de plus en plus important dans la gestion
des flux migratoires. Ainsi, les gouvernements
français comme leurs homologues
européens subordonnent tout nouveau plan
d’aide financière à une “meilleure maîtrise
des flux migratoires”. Pour cette “raison”,
entre 2008 et mai 2009, 8 gouvernements
africains dont ceux du Sénégal, du Gabon ou
de la Tunisie ont dû ratifier des
accords de réadmission des migrantEs
originaires de leur pays
ou y ayant transité. C’est dans
cette logique que les pays de départ
rendent de plus en plus
l’immigration illégale, freinant
au passage les libertés de circulation
à l’intérieur de l’Afrique
alors que les mobilités sont un
vecteur de développement. Des résistances ont cependant lieu
contre ce marché de dupes d’autant
que l’opacité dans l’utilisation
de l’APD reste la règle. Ainsi
sous la pression populaire et
grâce notamment à l’action de
l’Association des Maliens Expulsés
(AME), le gouvernement malien
continue de refuser de tels
accords. Cette utilisation de l’APD
pour imposer aux gouvernements
africains de fliquer leurs frontières
est d’ailleurs symbolisée
par l’intégration du co-développement
dans les attributions du ministère de
l’immigration et de l’identité nationale en
2007. Bien sûr, en échange de leur collaboration,
les gouvernements des ex-colonies
françaises pourront bénéficier d’un contingent
de visas pour aller en France au bénéfice
des proches du pouvoir et des
travailleurs/ses sélectionnéEs par la France
dans le cadre de l’immigration choisie.
Enfin, précisons que 5% de l’APD sont
consacrés aux frais de “gestion” des demandeurs/
ses d’asiles. Autrement dit l’aide
sert à payer les CRA (Centres de Rétention
Administrative, prisons d’attente avant expulsion)
et les charters ! À ces 5%, il faut encore
ajouter une bonne partie de l’APD
versée aux TOM français qui, on le sait, détiennent
le record des expulsions. On peut
encore évoquer l’utilisation de l’APD par les
gouvernements africains pour les questions
militaires et policières. Au total, on ne sera
pas surpris que les spécialistes estiment que
seuls 12% au mieux de l’APD servent aux
besoins de base des populations africaines.

La diplomatie du barbelé

Au nom de la lutte contre les migrations régulièrement
assimilée à une lutte contre la
délinquance voire le terrorisme, les États
européens et la France au premier chef ont
trouvé un moyen de surarmer les dictateurs
africains comme Khadafi [3] revenu dans le
giron des gouvernements fréquentables depuis
qu’il a aidé le gouvernement italien
dans la guerre contre les migrantEs. Ainsi,
en échange de nouvelles armes high-tech, le
dictateur libyen a ouvert des camps de rétention
à ciel ouvert tout en offrant de jolis
contrats commerciaux aux entreprises européennes
et françaises pour l’exploitation
de ses hydrocarbures. Finalement la lutte
contre l’émigration devenue illégale a permis
de normaliser les pratiques occultes de
la diplomatie française avec la Libye. Ce
pays a en effet servi de base arrière à de
nombreuses manoeuvres militaires françafricaines
notamment lors du coup d’état
d’Idriss Déby au Tchad en 1990. Ce processus
a de la même manière banalisé l’intervention
des conseillers militaires ou
policiers dans les pays africains alors que
les camps de rétention se sont généralisés
sur la rive sud de la Méditerranée jusqu’en
Mauritanie. On peut d’ailleurs s’attendre à
ce que des camps s’ouvrent plus au sud encore
avec les accords de réadmission qu’ont
signés certains pays comme le Sénégal qui
est à la fois un pays de départ mais aussi de
transit depuis que la frontière méditerranéenne
est de plus en plus fermée. De la
sorte, tous les pays de la façade atlantique,
particulièrement les zones portuaires (qui
plus est sous contrôle de patrons français
comme Bolloré) pourraient voir se déployer
les sinistres accessoires de la guerre contre
les migrantEs.

Ces basses manoeuvres ne sont plus aujourd’hui
l’apanage de la seule France voire
des anciennes puissances coloniales. On a rapidement
évoqué les liens entretenus par
l’Italie avec la Lybie. Aujourd’hui, dans le
cadre de l’action de l’agence européenne
FRONTEX [4], c’est l’ensemble de l’Union Européenne
qui peut se livrer à de telles magouilles.
En effet, l’agence prend de plus en
plus en charge les relation avec les « pays
tiers » hors UE où l’émigration à destination
de l’Europe est jugée problématique. Le mercenaire
Bob Denard était français, formait
les corps d’élite des anciennes colonies et organisait
des coups d’état en service commandé
pour sa glorieuse patrie. Son clone de
demain battra pavillon européen, sera moins tapageur et peut-être plus efficace. Il formera
activement les polices des ex-colonies
européennes pour fliquer les migrantEs
quitte à organiser des milices privées et au
besoin, organisera même un ou deux coups
d’Etat, comme au bon vieux temps.

De nouveaux marchés pour la mafiafric

Nous avons vu qu’au moins 5% de l’APD
servaient à financer la rétention et l’expulsion
des immigréEs. Évidemment, cette
manne financière comme le reste de l’APD
tombe essentiellement dans l’escarcelle
d’entreprises françaises qui peuvent d’ailleurs,
comme Bouygues, être aux deux
bouts de la chaine récupérant des marchés
en Afrique tout en construisant ici des CRA
(dont celui de Coquelles via sa filiale NORPAC).
On peut aussi citer l’autre grand bétonnier
français VINCI qui, par
l’intermédiaire de sa filiale GTM Multiservices,
assure les repas, la blanchisserie ou
le nettoyage dans les CRA et les zones d’attente
aéroportuaires de Marseille-Canet et
Roissy. A propos de Bouygues et de VINCI,
notons que ces deux groupes se sont vu attribuer
en 2007 la construction du nouveau
sarcophage de l’ancienne centrale nucléaire
de Tchernobyl. Or l’Ukraine est un véritable
supplétif de l’UE dans la guerre aux migrantEs
avec au moins 12 camps de rétention,
elle a été aussi un bon fournisseur,
après la chute de l’URSS, pour les marchands
d’armes de la Françafrique. Dans
ces conditions, on peut ne pas être surpris.

Non seulement ces entreprises gagnent de
l’argent suite aux magouilles françafricaines
mais elles récupèrent aussi une main-d’oeuvre
bon marché avec le durcissement des
politiques migratoires. Combien de travailleurs/
ses sans-papiers ont été embauchés
sur les chantiers de nos valeureux groupes
de BTP ? Bien sûr, nos capitalistes ne se salissent
pas directement les mains, ils laissent
le sale boulot de négrier aux
sous-traitants. Cependant, le Canard Enchainé
révélait récemment que lors d’une
descente dans les locaux de la société de
nettoyage SENI, la police avait découvert
que près de 500 salariéEs étaient en situation
irrégulière. Cependant, ô surprise, le
procureur et le préfet ont couvert les dirigeants
de ladite entreprise qui dépend du
groupe SAMSIC spécialiste du nettoyage,
de la surveillance, de l’intérim... et qui intervient
notamment auprès des HLM de la
région parisienne et assure le nettoyage de
l’Elysée, du Sénat, de Matignon... Rassurons-
nous, la BNP, grande banque de la
Françafrique, n’hésite pas à dénoncer auprès
des services de police les sans-papiers.

Cette guerre internationale contre les migrantEs
a fait chuter le nombre de demandeurs/
ses d’asiles de près de 70% en dix
ans, renforçant par la-même la clandestinité
et augmentant la dangerosité des voyages.
Quant aux basses oeuvres de la France en
Afrique, elles se sont normalisées et ont
servi d’exemple pour d’autres pays, comme
l’Italie avec la Libye ou l’Espagne avec le Sénégal.
Finalement, l’union politique et diplomatique
européenne existe bel et bien,
elle se fait sur le dos des migrantES et des
pays du Sud. Cette convergence d’intérêts
financiers, de diplomatie opaque, de racisme
d’État ne peut que renforcer nos analyses
et notre détermination dans le combat
contre l’État, le capitalisme et pour la liberté
de circulation et d’installation.

Notes

[1“Quand l’Europe bunker externalise”,
la Sociale n°27, octobre 2008 et l’excellent
cahier du GISTI : Externalisation de
l’asile et de l’immigration
, 2006.

[2Sarkafrique, le crime continue ?”, la
Sociale n°24, juin 2007. On pourra lire
aussi : Samuel Foutouyet, Nicolas Sarkozy
ou la Françafrique décomplexée, ed
Tribord, 2009.

[3Pour plus de précisions voir l’article de Claire Rodier
 : « L’Europe et l’externalisation, la Libye en première
ligne » in Politiques migratoires (grandes et
petites manoeuvres), carobella ex natura, 2005.

[4Pour plus d’infos voir « Frontex, un outil au service
de la technocratie xénophobe » sur le site de l’intersticel