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Pédagogie et Anarchisme

mercredi 5 mars 2008


Depuis ses origines, l’anarchisme n’a cessé de s’intéresser à la question de l’éducation et de la transmission du savoir. Refusant catégoriquement l’avant-gardisme, les anarchistes n’ont pu se résilier à propager la bonne parole, la vérité et ont toujours réfléchi aux façons de permettre à la classe ouvrière de s’émanciper. On entendra quelques fois même parler d’école du militantisme, soit de l’apprentissage par la pratique.
Des théoriciens comme Kropotkine ont souligné l’importance qu’aurait l’école dans une société post-révolutionnaire. Proudhon portait une éducation permanente et une association éducation/production (au sens économique) en étendard…

L’anarchisme n’est cependant pas un dogme et les positions sur le sujet pourront varier, éventuellement s’opposer mais c’est aussi le propre de notre idée : permettre la multiplicité des démarches, autoriser le droit à l’erreur, l’expérience, refuser le dogmatisme et favoriser la remise en cause permanente. C’est aussi à notre sens le rôle d’une pédagogie.
L’anarchisme est-il soluble dans l’école ? L’école est-elle soluble dans l’anarchisme ?

L’école n’est pas neutre.

En république, en dictature, en régime capitaliste et libéral, l’école revêt un caractère idéologique certain. Le contenu de l’enseignement l’est évidemment, mais plus encore, la manière d’enseigner, la structure organisationnelle sont les outils politiques de ceux qui font l’école. Dans notre système républicain, il n’est pas anodin de voir une structure hiérarchique dans le système scolaire ainsi qu’un échange de savoirs unilatéral. L’école reproduit les inégalités propres au système républicain et qu’elle permet le maintient du système en place.

L’école est politique. L’apprentissage de la soumission, du droit et du devoir (la carotte et le bâton), du respect de la morale républicaine et libérale sont ce qui la caractérise et la font républicaine. Quelle république enseignerait la désobéissance civile ou l’autonomie individuelle et collective contre l’idée d’acceptation du pouvoir et de la justice d’Etat ? Quelle république remettrait en cause le système économique qui lui permet de se maintenir, de vendre des avions et de conquérir les marchés "émergents" ?
L’école a donc un rôle prépondérant dans le maintien ou la transformation de la société.

Ecole et révolution : débats théoriques et lignes directrices.

On dégage en gros deux grosses tendances chez les anarchistes quand à leur approche de l’école : la première pense qu’il faut agir malgré tout dans l’école républicaine, l’autre qu’il n’est possible d’être efficace que dans une école autonome du système étatique. Si l’école reproduit les logiques d’Etat et permet son maintien, il sera toujours impossible de passer la limite de la négation du principe d’autorité et donc de la légitimité de l’Etat.

Ces deux tendances posent d’autres questions théoriques qui influenceront fortement la pratique : faut-il faire une école par et pour la liberté ?, dans la logique de l’adéquation de la fin et des moyens ou alors faut-il admettre que la liberté se conquiert et n’est pas un point de départ ?

Il est tout de même possible de dégager des « invariants » de la pédagogie libertaire. Tous s’accordent sur le refus de la hiérarchisation des savoirs intellectuels et manuels, sur la volonté de mettre en pratique des techniques rationalistes voire scientifiques d’enseignement, de permettre pour tous l’accès au savoir gratuitement quel que soit l’âge, de garantir l’indépendance de l’école vis à vis de la religion, de l’Etat et des dogmes… Le caractère scientifique réside dans le fait de permettre aux apprenants de refaire la démarche, de trouver le résultat par l’expérience et non par l’accumulation de savoirs déversés en continu par un enseignant détenteur de la vérité. Il sous-entend également une volonté permanente de questionner les problèmes de la transmission, de la réciprocité de l’échange entre enseignant et apprenant, d’étudier les processus qui permettent l’écoute et l’attention, soit en clair permettre la motivation. L’une des solutions que proposent certaines écoles libertaires est tout simplement le choix de sa "formation", le respect du parcours selon ses propres intérêts. Cette solution ne peut néanmoins résoudre tous les problèmes : l’apprentissage de la langue et de son écrit semble être une incontournable étape qui replace la problématique dans le réel.

L’éventualité d’une instruction ou auto-instruction en dehors de l’école comme institution posera encore d’autres questions. Dans les deux cas, soulignons que l’apprentissage de l’individu ne se limite pas à ses relations avec l’école. L’éducation peut revêtir un caractère "formel" mais aussi "informel", notamment lors de la vie sociale, des pratiques culturelles...
On pourrait dire que l’objectif de la pédagogie libertaire serait de former des individus capables de faire des choix librement, par l’éducation intégrale et polytechnique (travail intellectuel/manuel, vie collective avec apprentissage de l’autonomie individuelle...). Plus exactement même, de donner des outils à l’individu pour faciliter son auto-construction. Cela l’amènerait par sa position, déviante dans le système de reproduction sociale, à éventuellement le remettre en cause. Mais la plupart des anarchistes opérant dans le milieu de l’éducation soulignent bien que le but n’est pas de former des anarchistes. Il s’agirait plutôt d’un apprentissage de la liberté.

Quelle structure ?

La manière d’enseigner est un aspect fondamental de la pédagogie. Cela façonne de fait l’environnement dans lequel le collectif évolue. De la gestion spatiale à la gestion « politique », tout a un sens et surtout une influence sur l’activité en classe.

La gestion "politique" mérite quelques mots. L’utilisation de l’autogestion comme moyen est encore une caractéristique de l’"école" anarchiste. Parce que la manière de décider, d’organiser le lieu, de définir les orientations est politique, une pédagogie révolutionnaire se doit d’y penser. On retrouvera donc l’autogestion, outil favorisant la coopération, l’entraide ou solidarité active tout en gardant comme ligne directrice la garantie de l’autonomie de l’individu dans un espace social. Cela mènera à de nombreuses phases de remise en question, notamment sur la capacité des individus à gérer collectivement les conflits, à établir des règles de vie communes et fonder des projets s’ils le souhaitent.

La remise en cause du statut de l’enseignant et de l’administration va de pair avec la pratique de l’autogestion, soit la gestion de la vie, de l’organisation politique et de l’orientation de la collectivité.
Ce type d’organisation traduit aussi la volonté d’indépendance vis à vis de l’Etat, ne serait-ce que financièrement. Il permet de franchir la limite, le seuil de tolérance à la dissidence de l’Etat.

Quelques "utopies" réalisées.

Les Bourses du travail. Initiées en partie par Ferdinand Pelloutier (1867-1901) à la fin du XIXe siècle, elles se sont développées comme de véritables écoles du peuple. Dans les statuts généraux on peut lire : "La Bourse du travail a pour but de concourir au progrès moral et matériel des travailleurs des deux sexes". On pense alors aux démarches syndicalistes révolutionnaires et anarcho-syndicalistes qui tendent à construire de véritables lieux de vie et d’instruction pour la classe ouvrière.

On trouvera alors dans les Bourses du travail des bibliothèques, des offices de renseignement, des musées sociaux, des cours professionnels et d’enseignement général. Ces "cours" étaient alors assurés par et pour les ouvriers.

Les musées sociaux ou musées du travail sont également très intéressants. Ils sont conçus alors comme des ouvertures sur le monde ouvrier par la connaissance des conditions de vie des compagnons de classe. (ex : témoignages de la réalité de telle usine ou telle manufacture).

Ces nombreuses expériences influenceront nombre d’anarchistes soucieux de construire l’éducation libertaire et populaire.

La Ruche.
Sébastien Faure (1858-1942) reprit l’idée d’auto-formation du prolétariat pour fonder l’une des expériences les plus connues du mouvement anarchiste. Située dans la campagne autour de Rambouillet, la Ruche est une école coopérative et autofinancée pour les 6-16 ans. L’entrée était gratuite, le tout fonctionnait sans rémunération de salaires, le travail manuel et intellectuel étaient mis sur un pied d’égalité, la sanction et la récompense bannis. L’école était en gestion directe de l’ensemble des occupants. Les dépenses étant supérieures aux revenus, Sébastien Faure comblait les trous avec les revenus de ses conférences.
L’expérience s’achève à l’aube de la première guerre mondiale laissant Faure qui pensait la révolution de l’école comme une possibilité de révolutionner les mouvements sociaux, sur un sentiment d’échec.

Francisco Ferrer y Guardia (1859-1909).
En Espagne, un autre pédagogue anarchiste se bat pour l’émancipation populaire.

Depuis la fin du XIXe, l’enjeu en Espagne est la casse du monopole ecclésiastique en matière d’enseignement. Ferrer fonde la Escuela Moderna (école moderne) à Barcelone en 1901. Il prétend mettre en place une école rationaliste qui réponde aux besoins des enfants. Il s’entoure alors d’instituteurs qui essaient de comprendre l’enfance et agissent en "maîtres camarades", et quelques fois même confidents.

A l’école moderne, on assure une éducation physique et sexuelle, on pratique la co-éducation des sexes et des classes et les parents payent en fonction de leurs revenus. Ferrer y développe aussi sa volonté de fonder une école du peuple par le biais de conférences, cours du soir…

Parallèlement, une maison d’édition est créée (avec Elisée Reclus) et une revue voit le jour : Escuela renovada (école rénovée). Les ouvrages publiés servent en cours et traitent de pédagogie, de science, culture… Cela rejoint la volonté d’autosuffisance chère aux libertaires.

Après 5 ans, une cinquantaine d’écoles rationalistes voient le jour en Espagne.

L’Espagne en période révolutionnaire 1936-1939.
L’effervescence générale permit la création de centaines de journaux populaires, d’écoles et de lieux d’apprentissage et de transmission du savoir malgré la situation sociale alarmante (analphabétisme de masse, classe populaire dépossédée de la culture…). L’éducation sexuelle là encore représente notamment pour les femmes un outil d’affranchissement. On retrouve la liberté de choix de sa formation mais aussi une volonté d’utiliser l’école pour supprimer les classes sociales.

Bonaventure
Créée dans les années 90 sur l’île d’Oléron, cette petite école primaire ou plutôt ce centre éducatif naît de l’association de quelques enseignants qui veulent tenter l’expérience autogestionnaire et libertaire. Véritable fruit du métissage pédagogique, Bonaventure se développe de façon autonome de l’Etat mais aussi des mouvements politiques ou éducatifs.

Cette petite république éducative explore les possibilités entre travail scolaire et extrascolaire, propriété collective et accueil sur le long et court terme. Structurée en commissions, assemblées générales…, cette entreprise autogestionnaire qui se considérait comme d’intérêt général a été à son échelle un grand moment de réflexion et de mise en pratique de ce que ses acteurs imaginaient d’une pédagogie libertaire.

Le mouvement Freinet
Célestin Freinet (1896-1966) était socialiste mais pas anarchiste (malgré une honorable exclusion du parti communiste), mais bien des thématiques le rapprochent des libertaires.

Certainement l’essai le plus durable, ce mouvement a constamment essayé de se remettre en question et de mettre en place un système d’éducation alternatif basé sur ce principe. Ses grandes problématiques sont le travail coopératif, le tâtonnement expérimental, la rotation des responsabilités, l’étude du milieu, la gestion des conflits… On y favorise l’expression libre et l’apprentissage des responsabilités dans le collectif.

Le mouvement se développe beaucoup après mai 68 avec l’engouement éphémère de certains pour l’autogestion bien que le mouvement dans son ensemble n’ait jamais adopté ce terme. L’ICEM (Institut Coopératif de l’Ecole Moderne) reste aujourd’hui relativement important et cela dans plusieurs pays et évolue principalement à l’intérieur de l’école étatique.

Quelques expériences encore d’actualité.
Comme le mouvement Freinet, d’autres tentatives similaires tiennent le coup en France, on peut penser au lycée autogéré de Paris (depuis 1982 et en lien avec des entreprises), de St Nazaire (depuis 1981) ou encore l’école de Vitruve.

En bref :

L’anarchisme n’étant que l’ensemble des pratiques qui tendent à réaliser un état d’anarchie ; état ou l’organisation de la société est effectuée par le peuple, il n’y a évidemment pas de réponse définitive vis à vis de ce que sera l’éducation en anarchie ni aux questions que nous nous posons.
On peut dire qu’anarchisme et pédagogie ont pour point commun de n’avoir que très peu de valeur en tant que simples théories. C’est leur mise en pratique et leur confrontation au réel qui constitue leur essence. Il faut garder à l’esprit que transmettre le savoir (à l’école ou ailleurs) n’est pas une mince affaire surtout lorsque l’on se méfie des relations de pouvoir. Que l’on veuille la pratiquer dans ou en dehors de l’école d’Etat, par ou contre l’école, l’éducation tient un rôle de premier plan dans la transformation de la société, même si elle ne nous mènera pas seule à la révolution sociale.

Quelques liens :

sites :ICEM
www.Pelloutier.net (bourses du travail),
http://increvablesanarchistes.org
pédagogies autogestionnaires
tomate.poivron.org
textes :
Silvio Gallo
Hugues Lenoir