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BIRMANIE : Chacun son pré carré, les civils n’ont qu’à crever !

jeudi 14 février 2008


Depuis le 19 août, date des premières manifestations faisant suite à l’augmentation du prix des denrées de base (l’essence a augmenté de 500%, les œufs de 50%…), la Birmanie est en émoi. Les manifestations emmenées par les moines bouddhistes ont culminé mardi 25 septembre avec plus de 100 000 manifestants dans les rues de Rangoon. Ce soubresaut populaire rappelle les révoltes étudiantes de 1988 qui avaient déjà fait 3000 morts… mais aussi le terrible isolement de la population birmane livrée à la botte militaire depuis plus de quarante ans.

Ancienne colonie britannique, indépendante depuis 1948, la birmanie compte aujourd’hui un peu plus de 50 millions d’habitant-e-s et demeure un des pays les plus pauvres au monde : un déficit public abyssal (d’ailleurs le gouvernement ne publie plus de comptes de son déficit), une monnaie sous-évaluée de 200%… Bref aujourd’hui la Birmanie a autant besoin de manger que de démocratie.
Le coup d’état militaire de 1962 place le général Ne Win à la tête du pays. La junte qui s’installe ainsi au pouvoir fait le choix de l’autarcie dans le cadre de ce qu’elle appelle “la voie birmane vers le socialisme”. Chose extraordinaire, l’armée birmane compte aujourd’hui 500 000 hommes et absorbe à elle seule la moitié du PNB et un tiers du budget national… C’est dire les priorités du régime en matière de considérations sociales. En fait, pour espérer faire son trou en Birmanie mieux vaut se faire moine : en proportion équivalente à celle des militaires, ils constituent les seuls espoirs d’instruction et d’alimentation pour des milliers de jeunes.

La première épreuve de force pour le régime militaire tombe en 1988, lorsque des milliers de civils descendent dans la rue pour réclamer de la démocratie. Ne Win répond par la dissolution du principal parti d’opposition et le massacre de milliers de manifestant-e-s. A la suite de ces manifestations, un groupe de généraux, la plupart disciples de Ne Win, décide de rétablir l’ordre. Ils renversent officiellement le dictateur et prennent le pouvoir en 1989 en fondant le SLORC (Conseil d’Etat pour la Restauration de la Loi et de l’Ordre). Cette même année, le gouvernement change le nom du pays en “Myanmar”. Officiellement, le changement du nom du pays permet d’afficher une rupture avec l’ancienne période mais perturbe surtout l’action des organisations favorables à la démocratie en brouillant la communication. Parallèlement, la junte décide d’ouvrir l’économie aux investisseurs étrangers.

En 1990, la junte organise des élections libres en espérant ainsi légitimer son pouvoir. Elles sont remportées à plus de 80 % par la Ligue nationale pour la démocratie (LND) de la future prix Nobel de la paix Aung San Suu Kyi. Voyant les élections perdues, le SLORC refuse alors de promulguer les élections et s’agrippe au pouvoir par la force. Depuis, le pays est dirigé avec fermeté par un groupe de généraux, officiellement unis, mais en perpétuelle lutte interne pour le pouvoir. Travail forcé, musellement de la presse, interdiction de toute opposition politique ont notamment contribué à une émigration massive de birmans fuyant le régime (et notamment les minorités). A titre d’exemple, Aung San Suu Kyi, leadeuse de la LND, fut d’abord emprisonnée puis libérée sous la pression de l’opinion publique internationale. Elle est depuis 1995 placée en résidence surveillée. Parallèlement, un gouvernement de coalition nationale est formé à l’extérieur du pays depuis 1990 par les forces démocratiques. Ainsi, le pouvoir est aujourd’hui partagé entre les mains de Than Shwe, Président, et de Maung Aye, Chef des Armées, qui ont tous deux réussi à évincer leur rival, Khin Nyunt, Chef des Services de renseignement des Armées (MI).

Dans une optique d’assise de son autorité, le gouvernement déplacera également la capitale du pays de Rangoon à Naypyidaw en novembre 2005. La place forte du régime quitte ainsi les rives du delta de l’Irrawaddy, trop facilement accessible par voie maritime au goût des militaires qui craignent un scénario à l’irakienne (Bush ayant placé le régime dans l’”axe du mal”) et débarque dans une ville quasiment imprenable par des manifestant-e-s. Ainsi la sécurité intérieure se conforte, les rues de Naypyidaw sont constituées de grandes artères et le régime renforce son aspect autoritaire sur les minorités géographiquement proches : les Shans, Chins et Karens.
Notons enfin que la Birmanie a occupé pendant des décennies la première place mondiale dans la production illicite d’opium (elle n’a été supplanté par l’Afghanistan qu’en 1999). De 1989 à 1992, la narco-junte a ainsi acheté plus de deux milliards de dollars de matériel militaire financés par le commerce de l’héroïne.

Total et les autres “relations professionnelles” birmanes

Depuis 1996, les sanctions de l’Union Européenne ont appauvri un peu plus le pays en empêchant par exemple le développement de l’économie locale de l’industrie textile. Comme dans tous les pays corrompus, les sanctions économiques ont bien souvent comme conséquence unique d’affaiblir un peu plus les civils. La position géostratégique de la Birmanie, état tampon entre la Chine et l’Inde en fait un pays en réalité plus dépendant de ces deux géants que des recommandations de façade de la communauté internationale. Ainsi la Chine, peu avare en recommandations démocratiques ces dernières semaines, refusera toute intrusion multilatérale dans son terrain de jeu personnel (on ferme bien les yeux pour la Côte d’Ivoire !). Une chose est sûre, la Chine jouera cependant un rôle d’apaisement purement marketing : comment cautionner en effet un bain de sang à moins d’un an des jeux olympiques de Pékin ?

Côté français, la narco-junte Birmane a longtemps été proche du milieu affairiste parisien. Total est jusque dans les années 2000, le principal investisseur du pays, le président Chirac s’étant en personne fait le chantre de l’investissement du groupe pétrolier en Birmanie. L’ancien président français s’est d’ailleurs fait remarquer en étant le seul dirigeant de l’Union Européenne a encourager une admission “inconditionnelle” de Rangoon parmi l’ASEAN (Association des nations du Sud-Est asiatique).C’est chose faite depuis 1997. Total a toujours nié la réalité gênante due à son ancienne position de premier soutien économique du régime. Le groupe devenu Totalfina-Elf a notamment réfuté les accusations de complicité de travaux forcés, de complicité de nettoyage ethnique et de blanchiment d’argent de la drogue, en se gardant de traîner en justice ses détracteurs. Bernard Kouchner, notre bien-aimé ministre des affaires étrangères, s’était d’ailleurs fendu d’un rapport sur la question du travail forcé. Payé 25.000 euros par... Total, Kouchner affirme être "sûr à 95 % que les gens de Total ne sont pas capables de faire ça". Nous voilà beaux ! Et pourtant, l’ogre pétrolier a indemnisé sans procès environ 400 personnes qui l’accusaient de travail forcé dans le pays – travail forcé que l’OIT (Organisation Internationale du Travail) estime suffisamment "massif et systématique" pour exclure la Birmanie de son organisation.

En matière de blanchiment d’argent, les investissements de Total, furent ô combien précieux ! La compagnie pétrolière nationale birmane MOGE et TOTAL conclurent par exemple en 1992 un contrat qui aboutit au versement de 15 millions de dollars par le géant français. Ce qui permit aux généraux birmans de mélanger dans un même compte les fruits de ce contrat et les fonds illicites issus de la drogue…et dans la foulée de commander 24 hélicoptères militaires à la Pologne, elle-même rassurée quand au risque médiatique d’une telle transaction.
La principale cachette de Total dans son fonctionnement en Birmanie est son mode d’opération par l’intermédiaire de sous-traitants. Par exemple, pour la sécurité de son chantier de gazoduc aux côtés de l’armée birmane, elle a eu recours à des firmes de “consultants en sécurité” sans lien organique officiel avec l’armée. Par ce cloisonnement voulu étanche, Total nie tout lien avec le régime. Enfin, Total, pour éviter quelconques reproches venus de Washington a fait entrer dans le consortium d’un de ses chantiers à Yadana un groupe américain, UNOCAL. Cela suffit pour préserver aux yeux du monde entier son activité sous la protection militaire d’une narco-junte illégitime… dans un silence complet “acheté” aux dirigeant-e-s de nos grandes démocraties.
Autre petite histoire bien de chez nous, la publicité orchestrée par l’ambassadeur français à Rangoon, Bernard Pottier qui, en 1996 dans le cadre de l’”année du tourisme” décrétée par la junte va se faire le relais promotionnel d’un régime sur les “voies du libéralisme économique”… et qui sera récompensé en mars 1997, au salon mondial du tourisme à Paris, par un Gulliver d’or décerné à un programme touristique culturel birman… Aujourd’hui encore plus de 50% des touristes en Birmanie sont français-es.

Ailleurs qu’en France, le régime birman profite également de soutiens intéressés. C’est ainsi qu’en 1998 est programmée une conférence internationale d’Interpol (organisation internationale de la police criminelle) à Rangoon sur le thème… de la lutte contre le commerce illicite de l’héroïne. Quoi de plus efficace pour dédouaner le régime birman de ses fonds de pension occultes ? Le but du lobby pro-birman, était alors de désamorcer les campagnes de boycott contre les soutiens économiques de Rangoon, qui connaissaient un véritable succès aux Etats-Unis notamment. C’est d’ailleurs à la suite de ce type d’actions militantes que les compagnies américaines TEXACO et ARCO se sont retirées de Birmanie… Difficile d’affirmer cependant qu’une simple action de ce genre suffira aujourd’hui à libérer la population birmane du joug militaire.

La démocratie, c’est une question de marché

A force de rapports officiels des ONG, de l’ONU, etc., plus personne n’ose affirmer que le régime birman ait quelque chose à voir avec le progrès social et démocratique pour sa population. Pour s’éviter les foudres de l’opinion internationale, le régime birman a pris soin de couper toutes les liaisons téléphoniques et internet et d’interdire l’accès du pays à tous les journalistes dans les derniers jours de septembre. Histoire de parachever en paix la répression sanglante qui a officiellement fait 13 morts, dont un journaliste japonais et des dizaines de blessés.

Bien sûr, ce n’est pas suffisant pour déclencher une intervention militaire à l’irakienne... En effet, les rapports de force entre grandes puissances se jouent aussi en Birmanie. Il ne faudrait pas froisser la Chine, qui a des visées sur le pays et sur toute la zone (et achète notamment au régime pétrole, bois, minerais, uranium…). De même, la Russie considère que tout ceci n’est qu’une affaire interne à la Birmanie et rejette toute sanction de l’ONU contre le régime birman. L’intervention de l’ONU se limite donc à l’envoi d’un émissaire nigérian, Ibrahim Gambari début octobre. Dans le cadre de cette espèce de paix des braves, les intérêts économico-énergétiques de la France ou des Etats-Unis sont quand même préservés. N’oublions pas que la démocratie bourgeoise est avant tout une histoire de marché !
Des marchés qui sont assez favorables aux géants capitalistes pour qu’ils estiment ne pas avoir à s’immiscer. Si nos bons moines bouddhistes ont gagné la sympathie de la presse occidentale, ils n’ont pas été entraînés et soutenus par les régimes occidentaux et en particulier les Etats-Unis comme le furent les opposant-e-s politiques d’Ukraine, de Géorgie, du Kirghizistan ou du Liban (les fameuses révolutions "orange", "des roses", "des tulipes", "du cèdre"). Pas de révolution safran pour les Birmans ! D’ailleurs, les manifestations n’ont jamais été très nombreuses, avec 15 à 20.000 moines (ils sont plusieurs centaines de milliers), non soutenus par une hiérarchie - fortement encadrée par le régime - qui leur reprochait leur engagement temporel. La population du pays n’a guère suivi le mouvement non plus, terrorisée par la répression régulièrement à l’oeuvre depuis les évènements de 1988.

+ d’infos sur la situation en birmanie :
 le livre d’Alain Clements, “Birmanie TOTALitaire”, éd. L’esprit Frappeur
 http://www.info-birmanie.org/