Plus qu’une histoire du rap à proprement parler, Can’t Stop Won’t Stop (d’après la devise du fameux gang des Crips) est avant tout celle d’une génération et de ses combats pour être reconnue dans un contexte politico-social qui aurait voulu la réduire au silence et à l’invisibilité. Jeff Chang examine à la loupe, fort de centaines d’entretiens et de recherches minutieuses, les quatre phénomènes principaux qui fondent son expression : les MC’s (Masters of Ceremony), les DJ’s, la breakdance et l’art du graffiti. Remontant aux origines, parfois anciennes, de ces mouvements (les block parties de Kool Herc, inspirées de sa Jamaïque natale), il retrace la saga d’Afrika Bambaataa, qui rendit le hip-hop populaire dans le monde entier et créa la “Zulu Nation”. Il analyse les avatars du “Message” jusqu’à l’apparition du rap “new school” de la Côte Est (Run DMC, puis Public Enemy et KRS-1, les plus politisés). La deuxième partie du livre se consacre davantage à la Côte Ouest, qui voit l’émergence du gangsta rap avec Niggers With Attitude, revers vitriolé des grands discours moralisateurs à la Chuck D. Il montre comment ces jeunes, considérés comme “dangereux” par le gouvernement, allaient reprendre cette image et l’intensifier à plaisir dans un équilibre inédit entre beats voluptueux, flow salace et description brute de la vie dans le hood (le quartier). On mesure ainsi comment les revendications civiques sont passées du terrain politique au terrain culturel, les rappeurs ayant prêté leur voix pour incarner le mécontentement, la frustration, parfois aussi la joie sauvage et sans honte de cette génération. Mais l’ouvrage n’a rien de naïf ou d’apologétique. Sans complaisance, Jeff Chang ne cache rien des dérives machistes, racistes ou homophobes de certains rappeurs, ou du dévoiement de certains autres qui, après avoir prôné la sobriété et la conscience politique sortent, aussitôt après, des albums ne parlant que de pétasses et de voitures de sport. Brisant tous les clichés ordinairement véhiculés, Can’t Stop Won’t Stop nous entraîne dans une extraordinaire plongée politico-culturelle au cœur d’une Amérique ravagée par les tensions raciales et d’une génération sacrifiée à la recherche de son unité. C’est de surcroît la meilleure et la plus complète histoire des gangs américains.
Traduit de l’anglais par Héloïse Esquié. 632 p. nombreuses illustrations. 2e éd