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Espagne 1936 : en marche pour la révolution !

jeudi 9 novembre 2006


“[...] Les éléments de droite sont prêts à provoquer un putsch militaire[...] Le Maroc semble être le foyer principal et l’épicentre de la conjuration. Si les conjurés ouvrent le feu, il faut prendre une attitude d’opposition contre ces mesures extrêmes, sans tolérer que la bourgeoisie libérale et ses alliés marxistes manifestent le désir d’arrêter le cours des événements, en supposant que la rebellion fasciste soit vaincue dans l’œuf. [...]”
“Ou le fascisme ou la révolution sociale. [...] Aux aguets, camarades ! “
- Manifeste du Comité national de la CNT, le 14 février 1936)

En juillet 1936, le coup d’Etat militaire de quelques gradés en mal de pouvoir a réuni contre l’ennemi commun (l’extrême-droite) des ennemis de toujours (bourgeoisie, gauche autoritaire et libertaires...). La révolution sociale en Espagne se trouve au centre de ces luttes de pouvoir, elle se cherche dans une lutte où les intérêts de classe et les stratégies révolutionnaires, autoritaire ou anti-autoritaire, se dessinent dans un front désuni.

70 ans nous séparent aujourd’hui de ces événements qui comptent dans la mémoire anarchiste. Soixante-dix ans déjà...! Repensons à ces colonels acoquinés aux grands propriétaires, aux catholiques et aux fascistes (“phalangistes” en Espagne), à ce camp “nationaliste” qui pose alors un autre talon de sa botte sur la moitié de l’Espagne, avant d’’écraser l’Europe entière. Ailleurs, le peuple de “l’Espagne pauvre par la faute des riches”, disait Neruda, se rassemble, ameuté par la colère. On se masse devant les casernes, avec ou sans armes, pour mater la peste militaire. Cette foule est le fond d’une lame qui travaille en profondeur depuis le début du siècle. L’Espagne enchaîne les fièvres révolutionnaires et les organisations anarchistes et anarcho-syndicalistes revendiquent alors un million de membres, sans compter les communistes de diverses tendances.

70 ans pendant lesquels ces faits, tantôt décrits comme “guerre civile”, tantôt comme “révolution”, n’ont cessé de laisser une ombre et un écran de fumée. Car la révolution espagnole ne laisse pas indifférent. De droite ou de gauche, d’extrême-gauche révolutionnaire ou anarchistes, les combats idéologiques pour le triomphe d’une certaine mémoire ont été âpres. Tout simplement parce que ce conflit est un concentré des luttes idéologiques du XXème siècle, et que l’histoire officielle n’a pu s’en emparer et lui donner la place qu’il lui revient, c’est à dire celui d’un tournant majeur dans l’histoire de la révolution sociale, dans les rapports de la démocratie libérale triomphante et de l’alternative sociale proposée par la classe ouvrière, dans les pratiques révolutionnaires et les choix idéologiques.

Il s’agit bien de rappeler que ces expériences révolutionnaires font partie d’un passé que l’on partage et que l’on revendique, qu’elles participent de notre présent en ce qu’elles s’inscrivent dans la droite ligne de l’anarchisme, c’est-à-dire le refus de l’intolérance et de l’intolérable, au nom de la liberté et de l’égalité économique et sociale. Mais aussi, comme toute entreprise humaine, ces expériences respirent leur temps et ses erreurs. C’est bien pour cela que nous ne pouvons nous dédouaner de l’analyse de certaines fautes historiques ou de certains dysfonctionnements. À titre d’exemple, l’expérience dirigeante de certains anarchistes renforce notre anti-électoralisme, tout comme on sait aujourd’hui que si les femmes ont participé activement au combat pour la liberté, l’égalité et contre le fascisme, il a fallu attendre la création de Mujeres Libres pour que celles-ci entrevoient la possibilité d’une autonomie. De même, l’histoire des guerres est toujours sale, même quand cette guerre est libertaire comme dans certaines régions espagnoles. Savoir le pourquoi des erreurs redonne le goût de l’hygiène morale.

Les premiers mois de ce conflit voient le régime républicain tenter de rassembler sous sa bannière effilochée un front antifasciste, mais il est débordé à gauche par des ouvriers et des paysans qui font fuir ou assassinent propriétaires, patrons et curés, et se lancent dans l’autogestion (70% des entreprises en Catalogne, 50% dans la région de Valence passent sous contrôle ouvrier). Les paysans collectivisent 60% des terres. L’organisation générale de l’économie se calque sur les structures fédératives dont s’est dotée la CNT. Une grande partie des industries, fabriques, ateliers et services publics vont redémarrer sans autorité patronale ou étatique. Par la libre association, des collectivités locales et régionales se fédèrent et pratiquent les échanges, l’entraide et la solidarité. La socialisation se propage : 400 collectivités agraires en Aragon, 900 au Levant, 300 en Castille, une cinquantaine en Catalogne. Les traditions villageoises communautaires étaient très vivaces, et l’entraide chère à Kropotkine se développa en prenant un caractère politique. La majorité du peuple étant plus ou moins analphabète et le constant “éducationniste” des libertaires joua un rôle dans la poussée de l’anarchisme. Les anarchistes n’ont pas méprisé la paysannerie, contrairement aux marxistes, car il ne peut exister de hiérarchie sociale, et au contraire, il fallait développer une volonté organisationnelle mutliple, divesifiée, essayant d’embraser tous les secteurs d’activité dans tous les aspects de la vie. L’Eglise ayant choisi (sauf dans le Pays Basque) le camp de Franco, ses biens deviennent propriété du peuple, les couvents deviennent des réfectoires pour les miliciens, des écoles, des salles de bal, etc.

Face à cela, les militaires fusillent en masse les révolutionnaires, comme la jeune République espagnole l’avait déjà fait avec les grévistes dans les Asturies en 1934 par le biais d’un colonel nommé Franco.

L’ordre règne, se divise mais ne se partage pas. D’un côté, l’ordre autoritaire. De l’autre, l’ordre égalitaire et autogestionnaire qui assure et coordonne à la fois la production, la distribution et l’effort de guerre. D’une part, les colonels sauront convaincre l’Italie de Mussolini et l’Allemagne d’Hitler d’envoyer des troupes. D’autre part, la révolution fascine les esprits et mobilise les corps. Des écrivains (Ernest Hemingway, George Orwell...) se rangent du côté du front antifasciste. Mais les régimes libéraux comme celui de la France et de la Grande-Bretagne refusent de s’en mêler, préférant envoyer leurs athlètes aux JO de Berlin en août 1936, et non aux “Olympiades populaires” de Barcelone, contre-évènement anti-fasciste.

Pendant ce temps-là, l’aviation allemande teste ses techniques de bombardement massif dont la violence inspire à Pablo Picasso sa célèbre toile Guernica. Le tableau circule rapidement parmi les divers comités qui mobilisent les Brigades internationales (voir Land and freedom de Ken Loach ou lire Ceux de Barcelone de H.E. Kaminsky). Des volontaires de nombreux pays débarquent sur la Péninsule. Les trois grands groupes qui reçurent des volontaires furent : le POUM (Parti ouvrier d’unification marxiste) opposé à Trotsky et à Moscou ; la CNT-FAI des anarcho-syndicalistes ; les communistes via l’UGT, avec la façade des Brigades internationales et l’arrière-boutique des des soldats soviétiques.
C’est l’intervention soviétique qui entraîne la création d’un PC espagnol sauce aigre et bourgeoise. Quand au PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol), il reçut très certainement sa part de volontaires étrangerEs. Enfin, n’oublions pas que les libertaires se sont aussi perdus dans le méandres incertains d’une hiérarchisation de l’armée, commandée par les communistes autoritaires. La militarisation s’est institutionnalisée à partir du moment où les milices sont pris une forme hiérarchisée et centralisée.

La guerre brouille les esprits. Il faut unifier le front antifasciste avant de penser à transformer la société, entend-on de plus en plus. Des anarchistes deviennent ministres au gouvernement et la division apparaît. À Barcelone, en mai 1937, on se bat même entre révolutionnaires, entre anti-autoritaires et marxiste-léninistes cuvée rouge 1936 “Procès de Moscou”. On grogne contre l’organisation autonome des 30000 “Femmes libres” qui refusent de se fondre avec leurs camarades mâles trop misogynes. Des armes et des soldats arrivent de l’URSS, mais ce n’est ni pour les anarchistes ni pour les trotskistes (lire Hommage à la Catalogne, d’Orwell). Le feu et l’acier aussi bien que les trahisons viennent à bout des républicains et des révolutionnaires en avril 1939. Ceux qui restent sont fusillés par dizaines de milliers. Ceux et celles qui traversent les Pyrénées se retrouvent prsionnierEs en France dans des camps.

La guerre d’Espagne fut donc un prélude à la boucherie mondiale, mais aussi un signe des temps : à l’heure où l’alternative ouvrière, paysanne et autogestionnaire se dressait contre le fascisme et l’autoritarisme militaire, il fallait choisir son camp, ou feindre de le choisir. Les sentiments internationalistes ont été sincères pour les peuples, intéressés pour les bureaucraties. C’est ainsi que le régime soviétique put révéler une nouvelle fois sa haine des anarchistes et son “pragmatisme” révolutionnaire qui le poussera aux pires alliances afin de garder son hégémonie sur ce que doit être la révolution. Dans chaque défaite, dans chaque crise, Moscou voyait la main des trotskistes, censés comploter avec les franquistes. Quant aux “anarchistes” de la CNT, la “fraction makhnoviste espagnole”, l’organisation ouvrière la plus puissante, ils devaient être combattus et c’est ce qui sera fait. On peut aussi comprendre pourquoi certains envoyés soviétiques ont été fusillés dès leur retour chez eux en 1937 (ce qui était une tendance lourde de l’épuration idéologique subie par de nombreux militants).

Si les inégalités n’ont pas disparu, des tentatives autogestionnaires ont vu le jour. Certaines communautés ont ainsi incorporé dans les salaires le travail ménager. Jamais aucun pays n’a été plus loin. Les femmes participent à la création de centres culturels, de groupes d’art dramatique, d’écoles pour adultes, de cycle de causeries et de conférences, et de tout ce qui pouvait contribuer à rehausser la culture du peuple. Les anciens camarades anarchistes ont dû se positionner sur la représentation, la participation au pouvoir, la prise de décision à un niveau qui dépasse le local. Par exemple, le mouvement libertaire chercha très tôt à définir sa position sur un plan global d’économie privée et autogestionnaire. Les organisations ouvrières, en particulier la CNT et le mouvement anarchiste, se préparaient à réaliser toute une œuvre de reconstruction économique, qui devait aller de la collectivisation à la socialisation des terres, des mines et des industries. C’est là que Peiró (CNT) rappelle au mieux une des différences essentielles qui caractérise toujours anarchisme et anarcho-syndicalisme : à l’Etat qu’il faut affronter, Peiró oppose les syndicats, la socialisation des moyens de production, par le biais des syndicats. 2006, c’est aussi les 100 ans de la Charte d’Amiens...

Un problème vital fut celui des salaires. Avec les salaires de l’autogestion en Espagne, le débat marxisme-anarchisme se posa à nouveau. Les anarchistes défendaient en partie la position de Kropotkine en abolissant l’argent dans beaucoup de villages d’Aragon. Ils défendaient en fait le maintien du salaire en lui enlevant son caractère de stimulant et de différenciation entre les travailleurEUSEs, car il ne faut pas chercher à inciter les travailleurEUSEs dans la production par le système d’une rétribution plus forte selon la sorte de travail à faire ; il y a d’autres moyens pour obtenir du producteur un rendement normal, selon ses forces et ses capacités, totalement séparés de nécessités du type “organisation en hiérarchies de rétribution de l’échelle des salaires”. C’est à cette conception kropotkinienne qu’appartiennent les essais de salaire unique dans plusieurs entreprises de Barcelone, essais qui ne convainquirent pas tous les cénétistes.

Toutes les pratiques n’étaient pas uniformisées, l’autogestion en ville et en campagne varie. Dans la collectivité de Calanda en Aragon, par exemple, comme on avait aboli la monnaie, il n’y avait pas de salaire. On répartissait les produits sur une base familiale. Tout était gratuit, la médecine, et la pharmacie, comme les tomates et le vin, le logement et les vêtements comme les loisirs. On organisa des réfectoires collectifs d’abord pour les célibataires et les personnes âgées, puis pour tous ceux qui voulaient y manger. Dans l’ancien couvent, on installa le groupe scolaire Francisco Ferrer.

La CNT-FAI avait donc prévu une application immédiate de son programme économique et social. Malgré le changement d’orientation des hautes sphères, la base resta fidèle aux critères anarchistes. Malheureusement, les efforts locaux ne purent être coordonnés qu’à partir de janvier 1937, et cela bien après que les dirigeants de la CNT-FAI aient mis les militants devant le fait accompli de la collaboration, c’est-à-dire offrir l’économie à la bourgeoisie républicaine, en échange d’une pseudo efficacité. Les organismes nationaux se formèrent tard, comme en juin 1937 pour l’agriculture, et seulement en janvier 1938 un congrès économique élargi posa les problèmes de la nouvelle économie. Cette année et demie de retard eut des conséquences fatales pour une des plus belles expériences de l’histoire révolutionnaire.

Dans les sociétés capitalistes occidentales, ou d’économie mixte, il n’y a plus eu de tentatives révolutionnaires depuis cette période. Les mouvements des années 1960/70, en France, en Allemagne, en Italie étaient des mouvements sociaux et culturels dans des situations de crise politique ou économique. S’il y a bien eu extension de “l’agitation” à tous ou à de nombreux points du système social, il n’y a pas eu de polarisation ; ce n’est pas en sous-estimer l’importance et la signification que de dire qu’il ne s’est pas agi d’une révolution vaincue ou d’une tentative révolutionnaire. L’Espagne de 1936 est un exemple déjà plus lointain mais autrement plus révélateur qui reste le témoignage classique de la créativité sociale dont est capable un mouvement social, ainsi que de la pertinence des idéaux libertaires. Cette révolution véritable, bien que vaincue, ne cesse pourtant pas de fasciner et de soulever toutes sortes de questions quant aux leçons qu’elle peut inspirer.

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