Accueil > archéologie:alternataire > La Sociale (2002-2012) > 29 (mars 2009) > Aux Antilles : des luttes à soutenir… et à étendre !

Aux Antilles : des luttes à soutenir… et à étendre !

vendredi 13 mars 2009


"La force de ce mouvement est d’avoir su organiser sur une même base ce qui jusqu’alors s’était vu disjoint, voire isolé dans la cécité catégorielle – à savoir les luttes jusqu’alors inaudibles dans les administrations, les hôpitaux, les établissements scolaires, les entreprises, les collectivités territoriales, tout le monde associatif, toutes les professions artisanales ou libérales..."

Manifeste pour les "produits" de haute nécessité
(février 2009)

Le feu aux poudres : pwofitasyon et racisme séculaire

Du 20 janvier au 5 mars, les travailleuses et travailleurs de Guadeloupe ont mené une grève générale contre les profits abusifs et plus largement contre le contrôle de l’économie par les familles de la bourgeoisie Béké. Ces descendantEs des planteurs français blancs arrivés au XVIIe et XVIIIe siècle se sont aujourd’hui reconvertiEs essentiellement dans la grande distribution (supermarchés et vente automobile), mais l’inégalité économique et sociale demeure criante : 1 % de la population possède près de la moitié des terres et des grandes surfaces. Depuis l’abolition de l’esclavage, la domination économique se déguise désormais sous les traits du salariat, mais ce sont toujours les mêmes qui tirent les ficelles. Et plus on monte vers le sommet de la pyramide sociale, plus les peaux sont claires.

Le collectif qui mène la grève, le LKP pour « Lyannaj kont Pwofitasyon » (traduction "alliance contre le vol et les profits abusifs"), est un ensemble de 49 associations syndicales, politiques, associations de consommateurs et associations culturelles. Il a déposé (un mois avant le début de la grève générale, et personne n’a jugé bon de s’en préoccuper) un cahier de 146 revendications réparties sur 10 chapitres dans lequel la question de la vie chère ne constitue qu’un point parmi d’autres. Ces chapitres concernent autant l’éducation, la formation professionnelle, l’emploi, la question des droits syndicaux et liberté syndicales, les services publics etc., que la question devenue très médiatique de la pwofitasyon : il parcourt pour ainsi dire l’ensemble des domaines de la société.

La grève aura cependant réussi cela : mettre en lumière les marges abyssales que tirent les Békés au détriment des travailleurSEs antillaisES. En Guadeloupe, on constate, pour les mêmes enseignes et pour les mêmes produits, des écarts de plus de 100% que les frais de transport ne justifient pas. Les différences de prix constatées ressemblent donc plutôt fortement à du vol organisé. Plus largement, sur le plan économique, le secteur industriel aux Antilles demeure très limité à cause des politiques héritées de l’époque coloniale. Il s’est agi - et il s’agit encore - d’acheter tous les produits « finis » à la métropole et de ne produire sur place que des matières premières, en l’occurrence la canne à sucre et quelques cultures fruitières.

Quand la morgue de classe trépasse

En mai 67, en Guadeloupe, les revendications syndicales s’étaient déjà mêlées aux revendications politiques. Quelques années après l’indépendance de l’Algérie (1962), une vingtaine d’années après la départementalisation de la Guadeloupe jusque là colonie française, les ouvrierEs guadeloupéenNEs demandent alors une augmentation salariale de 2,5%. Les négociations échouent et débouchent sur un mouvement de révolte qui entraîne une manifestation devant les portes de la chambre du commerce et de l’industrie de Pointe-à-Pitre les 26 et 27 mai. Les forces de l’ordre appelées sur les lieux tirent, entraînant des affrontements dans toute la ville. Le nombre de victimes reste, jusqu’à nos jours, sujet à caution. On parle en effet dans les jours qui suivent de cinq morts. En 1985 (18 ans plus tard !), suite aux nombreuses interpellations du gouvernement, les chiffres officiels font état de 87 morts. Aujourd’hui encore, les GuadeloupéenNEs n’ont pas accès aux documents de l’époque, classés secret défense pour encore 10 ans, jusque 2017… Pourquoi ? Tout simplement parce que des responsables de ce massacre sont encore vivants.

Malgré les balbutiements de l’Histoire, le gouvernement français et sa marionnette Yves Jego se refusent toujours à reconnaître la question politique sous-jacente : celle de la tutelle blanche sur la société antillaise (tutelle qui, sous l’effet de vague provoquée par la grève, est également mise à mal à la Réunion et en Guyane). Soucieux de ne pas heurter le patronat local, l’Etat réaffirme à plusieurs occasions son simple rôle de gendarme : « ce n’est pas à l’Etat de négocier sur les salaires », a t-on entendu à plusieurs reprises, notamment après la mascarade de l’aller-retour éclair d’Yves Jego à Paris. On le sait depuis un moment maintenant, lorsqu’une question sociale est mise sur la table, l’Etat se contente d’envoyer des signaux forts à la clique capitaliste. Au programme : renforts de bleusaille et de bidasse : plus de 4000 CRS fraîchement débarqués de la « métropole » début février, et utilisation du couvre-feu préfectoral, comme en Martinique cette nuit du 26 février. Too much ? En tous cas de plus en plus courant lorsqu’il s’agit de criminaliser les opérations de barrages routiers et d’endiguer la pratique pourtant réjouissante du pillage des grandes enseignes. Cette stratégie de la tension menée par le pouvoir a fait un mort dans des circonstances qui restent à élucider et, au total, une soixantaine de personnes arrêtées, souvent parce qu’elles se tenaient sur des barrages routiers. L’immense majorité des interpelléEs a depuis été relâchée grâce à la pression populaire de la foule massée pacifiquement devant la police et le tribunal de Pointe-à-Pitre.

Et puis, pour en revenir à ce bon vieux Yves Jego, il aurait lâché à un journaliste qu’« en métropole prévaut un esprit cartésien, ici la mentalité est plutôt folklorique ». « Le folklore dans ta face ! » pourrait-on dire lorsqu’on constate la puissance du mouvement : on a estimé à 100.000 le nombre de manifestantEs régulierEs en Guadeloupe, sur une population totale de 450.000 habitantEs… Pas mal ! Faites bouillir le tout pendant plus de 5 semaines et vous obtenez le triomphe de la grève générale contre les empoisonneurs capitalistes et politiques coalisés. Et c’est usine par usine que le LKP a fait en sorte d’arracher les signatures des instances patronales, histoire que le MEDEF ne se débine pas une fois de plus.

Mystifications médiatiques

Lorsqu’au moins un quart de la population soutient activement une grève, il devient plus difficile pour le pouvoir médiatique de chanter l’éternelle complainte de l’usager désabusé. Et pourtant ce n’est pas faute d’avoir essayé. Premier couplet, celui de l’économie exsangue… et du consommateur pris en otage. « Il faudra des années à la Guadeloupe pour se remettre de cette grève », « les supermarchés sont fermés, lesGuadeloupéenNEs sont asphyxiéEs et meurent de faim ». C’est oublier que la grève (et d’autant plus une grève qui dure) est synonyme avant toute chose d’organisation. En l’occurrence en Guadeloupe, des marchés populaires sont organisés devant les piquets de grève et un peu partout. Les producteurs y vendent leurs denrées aux prix auxquels les supermarchés les leur achètent d’habitude. Conséquence : ils ne perdent pas leur récolte ni leur revenus. Et le portefeuille du consommateur apprécie puisque les marges exorbitantes de la grande distribution ne sont plus là ! Quand on tient les comptes, la seule partie qui prend des coups, au final, c’est le patronat. Et c’est bien pour ça qu’on fait grève, parce qu’un capitaliste n’entend que le cri du portefeuille qui se déplume, pendant que son complice le journaliste simule le chant du cygne qui se meurt.

Autre couplet stigmatisant que l’on a tenté de nous faire chanter : celui d’une mobilisation à l’arrière-pensée xénophobe. En ligne de mire, des slogans comme « La Gwadloup sé tan-nou, la Gwadloup sé pa ta yo. Yo péké fè sa yo vlé, adan péyi an-nou »1 qui ressemble comme deux gouttes d’eau à notre « Tout est à nous, rien est à eux ! Tout ce qu’ils ont ils l’ont volé ! ». Il faut cependant être aveugle ou d’une sacrée mauvaise foi pour ne pas voir, d’ abord, que ce slogan s’inscrit dans un contexte colonial et qu’il a donc une dimension autrement plus significative que la simple affirmation nationaliste, et, ensuite, que ce slogan dépasse la dualité du noir et du blanc pour viser les responsables de la pwofitasyon, peu importe leur couleur. Malgré la très grande hétérogénéité du LKP, le mouvement a en effet réussi à se fédérer sur des bases de classes, et c’est bien là ce qui nous intéresse. Et les GuadeloupéenNEs n’échangeront pas, sous prétexte de race, une pwofitasyon blanche contre une pwofitasyon noire. Dernier couplet de ce mauvais réquisitoire, la polémique attisée par toutes les forces les plus réactionnaires du pays autour des deux phrases prononcées par Elie Domota, le leader du LKP. C’est pour avoir dit « soit ils appliqueront l’accord, soit ils quitteront la Guadeloupe » puis « nous ne laisserons pas une bande de békés rétablir l’esclavage » que le parquet de Point-à-Pitre a annoncé l’ouverture d’une enquête judiciaire pour incitation à la haine raciale, et que le porte-parole de l’Ump et Le Figaro ont conjointement tiré à boulets rouges sur la « tyrannie » du LKP. Criminalisation ? Opprobre ? Relents de néocolonialisme ? Les trois mon capitaine.

Là-bas, ici, partout !

Pragmatiquement, l’issue de la lutte sociale en Guadeloupe constitue un pas historique : l’ensemble des revendications ont en effet été entièrement satisfaites. Depuis combien de temps n’avait-on pas eu une lutte capable d’arracher 200 euros d’augmentation d’un coup d’un seul ? Et puis, si cela n’empêchera pas les travailleurEUSEs guadeloupéenNEs de retourner au chagrin pour engraisser plus gros que lui, le succès de la grève générale augure, espérons-le l’essor de nouvelles luttes encore plus offensives. Pendant la grève, les « rendez-vous de la colère », tous les samedi après-midi à Lille, ont déjà permis à des syndicalistes et à des militantEs politiques d’afficher leur solidarité avec les mouvements guadeloupéen et martiniquais… et le mot d’ordre commence à tourner. Plus largement, et comme bien souvent en temps de grève, le recul pris avec le quotidien s’est également cristallisé en échanges et en prise de positions nouvelles. Parmi celles qui fleurissent actuellement, le Manifeste pour les « produits » de haute nécessité. Signé de la plume de neufs intellectuels antillais, il porte comme affirmation la « très haute nécessité [...] de s’inscrire dans une contestation radicale du capitalisme contemporain qui n’est pas une perversion mais bien la plénitude hystérique d’un dogme » et l’idée que « ce mouvement se doit donc de fleurir en vision politique, laquelle devrait ouvrir à une force politique de renouvellement et de projection apte à nous faire accéder à la responsabilité de nous-mêmes par nous-mêmes et au pouvoir de nous-mêmes sur nous-mêmes ». Une lutte anti-capitaliste et portée par les travailleurSEs eux-mêmes dites-vous ? En ces temps de prétendue crise mondiale, espérons en effet parvenir d’ici peu à une riposte politique et philosophique globalisée.